universelle suffit parfois pour me faire oublier tout désir, éteindre en moi le besoin de production et de force d’exécution. L’épicuréisme intellectuel m’envahit[1]. » Souvent même il s’absorbe, il se fond en une sorte d’extase au sein de la nature : il croit sentir en lui les analogies et les rudimens de tout, de tous les êtres et de toutes les formes de la vie. « Qui sait surprendre les petits commencemens, les germes et les symptômes, peut retrouver en soi le mécanisme universel et deviner par intuition les séries qu’il n’achèvera pas lui-même : ainsi les existences végétales, animales, les passions et les crises humaines, les maladies de l’âme et celles du corps. L’esprit subtil et puissant de chaque homme peut traverser toutes les virtualités, et de chaque point faire sortir en éclair le monde qu’il renferme. C’est là prendre conscience et possession de la vie générale, c’est entrer dans le sanctuaire divin de la contemplation[2]. » Quand on est à cette hauteur, qui se soucierait de peindre les événemens qui ont agité quelque coin perdu de ce petit globe, ou d’inventer quelque fiction romanesque, ou de décrire ces luttes d’atomes qui forment le tissu de notre pauvre vie humaine ?
On me dira : Tout cela, c’est le rêve d’un malade. Mais de combien d’âmes souffrantes ce rêve raconte-t-il l’histoire ! Je doute qu’on ait jamais poussé plus loin cette faculté douloureuse et stérilisante de l’analyse à outrance, avec le don périlleux des vagues contemplations. C’est là le trait fondamental que j’ai voulu mettre en lumière dans cette étrange figure, pleine d’attraction par cela même qu’elle a en elle de mystérieux et d’inachevé, pleine de sympathie aussi, parce qu’elle exprime la bonté pour tout ce qui existe, c’est-à-dire pour tout ce qui souffre. Je suis bien loin d’avoir achevé le portrait que je comptais donner de cet attachant modèle. J’espère une autre fois le reprendre et l’achever, quand la fin du journal nous aura été donnée. Dès aujourd’hui, j’aurais voulu montrer quel excellent peintre de paysage, à la fois sobre et fin, c’était que ce compatriote de Jean-Jacques Rousseau. N’est-ce pas lui qui a trouvé cette belle définition : « Un paysage est un état de l’âme, » et qui l’a commentée, évoquant tous les points de vue variés de son beau lac et de ses montagnes, à toute heure du jour et de la nuit, appelant à lui toutes les formes, les couleurs, les êtres vivans, la terre et le ciel, tenant à la main la baguette magique et n’ayant qu’à toucher chaque phénomène pour qu’il livre l’idée dont il est le symbole et qu’il raconte sa signification morale ?
Je n’ai pas jugé l’écrivain. Chacun de nos lecteurs pourra le faire.