Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 55.djvu/847

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

terrible douleur. Leurs nerfs sont moins excitables, et surtout leur cerveau est moins susceptible de cette nette perception de soi sans laquelle il n’y a guère de douleur.

Ce n’est pas sans raison qu’on éprouve peu de remords à martyriser un animal dégradé dans la série des êtres. A mesure qu’on descend de l’homme à la plante, l’intelligence diminue, la conscience devient de plus en plus confuse, partant la sensibilité à la douleur est de plus en plus obtuse. Ce n’est là qu’une opinion personnelle, et il me serait impossible d’en donner la preuve rigoureuse ; mais l’observation de chaque jour semble en confirmer la réalité.

Qu’on ne croie pas d’ailleurs qu’un physiologiste prenne plaisir à faire souffrir des animaux. Pour ma part, j’éprouve toujours une sensation pénible lorsqu’il faut attacher un chien sur la table d’expériences. Tous les physiologistes, dès que cela est possible, cherchent à endormir leur victime avec du chloral, de la morphine, du chloroforme ou de l’éther. Une fois que l’anesthésie est complète, l’animal ne souffre plus, et, alors toutes les expériences qu’on peut faire sur lui sont dépourvues de cruauté. Opérer sur un chien anesthésié, c’est aussi inoffensif que de faire bouillir du lait dans un ballon. Il est bien rare qu’on ait besoin d’expérimenter sur un animal non empoisonné par le chloroforme ou le chloral ; et, dans ces cas mêmes, on peut, par divers procédés, rendre la douleur beaucoup moins vive. J’ai toujours fait tous mes efforts pour émousser la douleur des animaux que je soumettais à quelque expérience. Oui, j’ai fait souffrir des lapins, des grenouilles et des chiens ; mais il me semble que jamais, depuis que j’ai l’âge d’homme, je n’ai pris plaisir à faire souffrir un être vivant. Pour tout animal, même le plus infime, j’éprouve quelque chose d’analogue à la pitié et à la sympathie, et j’ai le droit de le dire, car il n’y a pas de contradiction entre cette sympathie et l’expérimentation physiologique[1].

Loin de développer la cruauté, la pratique de la physiologie tendrait plutôt à faire grandir en nous les sentimens d’humanité et de pitié :

Haud ignara mali, miseris succurrere disco.


Le médecin qui a vu de près les souffrances humaines, loin de s’être endurci, est devenu plus compatissant. De même, les

  1. C’est à contre-cœur que nous employons les vivisections dans un cours public comme un moyen d’enseignement. Quand il s’agit d’une recherche scientifique, il faut la faire résolument et sans compter avec la douleur ; mais quand il s’agit de démontrer à un auditoire quelconque un phénomène connu, il faut être très réservé dans l’emploi de moyens qui sont cruels.