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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 55.djvu/89

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… Que lâche flatterie,
Qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie.

Parfois la folie héroïque a des illuminations qui désarment l’ironie et commandent le respect. Un soir, Sutaïef arrive à l’improviste devant sa grange et trouve quelques coquins qui déménageaient sur une charrette ses sacs de farine. Il entre, voit un sac oublié, le charge sur ses épaules et le porte à la charrette. « Puisque vous en avez besoin, prenez-le ! » Le lendemain, les moujiks repentans lui rapportaient les sacs pleins et le suppliaient au nom du Christ de les reprendre : « Nous avons pensé depuis hier. » Une autre fois, une pauvre veuve se plaint en présence de Sutaïef du délabrement de son toit ; ce toit laisse filtrer la pluie et elle n’a pas de quoi acheter des bardeaux pour le réparer. Au premier jour de marché, la veuve trouve une charretée de bardeaux dans sa cour ; un homme les avait apportés, rangés contre la palissade, et s’en était allé sans dire mot. Le lendemain, cette femme rencontre Sutaïef : « Pourquoi as-tu fait cela, puisque je n’ai pas d’argent pour te payer ? — Est-ce que je te demande de l’argent ? Tu couds des chapeaux de ton métier : quand j’aurai besoin d’un chapeau, tu me le feras. » Tout récemment, une mendiante qui passait par Chévélino frappe à la porte de Sutaïef ; suivant l’usage de la maison, on la reçoit, on la nourrit, on la couche. De grand matin, la famille part pour le travail ; l’étrangère, restée seule, se lève, remarque que les armoires et les coffres n’ont pas de serrures ; elle ouvre, voit quelques vêtemens de femme, se laisse tenter, les noue dans un linge, sort et reprend sa route à travers champs. Des villageois qui labouraient aperçoivent l’inconnue avec son paquet suspect, l’arrêtent, l’interrogent et la ramènent chez Sutaïef, où le vol est constaté. Le maître de la maison survient : « Pourquoi lui avez-vous lié les mains ? — C’est une voleuse ! » Sutaïef regarde lentement tous les assistans : « Et nous tous, que sommes-nous donc ? — Il faut la mettre en jugement, reprennent les paysans. — À quoi bon la juger ? Pour la jeter en prison ? À qui cela profitera-t-il ? » Et, se retournant vers sa femme, qui accablait de reproches la voleuse : « Assez grondé. Maria ; prépare à dîner à cette pauvre créature et qu’elle aille à la garde de Dieu. » Vous pensez à une page fameuse restée dans la mémoire de tous ; eh bien ! naturellement, d’instinct, ce pauvre moujik a rencontré le trait de sublime chrétien que le génie du poète prêtait à l’évêque Myriel. Sutaïef, vous n’en doutez pas, n’a jamais lu les Misérables ; il n’a lu que son évangile.

J’ai dit que le novateur avait essayé « d’organiser » autour de lui, à Chévélino, la commune fraternelle de ses rêves. Plusieurs adeptes ont répondu à son appel et remis leur avoir entre ses