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savaient l’y goûter, et qui l’ont pourtant abjuré au nom d’un devoir conçu comme supérieur.. Que voulez-vous ? Tout n’est pas fait, pour certaines gens, quand ils ont été bons fils, bon époux et bons pères. Et, comme on dit vulgairement, quoique ce soit déjà bien beau que d’avoir été tout cela, il y en a pourtant à qui ce n’est pas encore assez.

Il ne me reste plus qu’à louer dans l’Evangéliste les qualités ordinaires de M. Daudet, mais plus saines, comme je l’ai déjà dit, plus libres de toute préoccupation d’école. Dans les meilleures pages de l’Évangéliste, la sobriété de la description est devenue, comme chez les vrais maîtres, un élément de leur charme et de leur beauté. Au lieu de peindre par l’accumulation des détails, et la nouveauté des mots, et leurs rapprochemens imprévus, c’est l’impression de la figure ou du paysage sur l’esprit que M. Daudet dégage et résume en quatre lignes. Tel ci portrait d’Anne de Beuil, gardant dans toute sa personne « le fanatisme farouche et traqué de la réforme au temps des guerres… l’œil guetteur, méfiant, l’âme prête au martyre comme à la bataille, le mépris de la mort et du ridicule, grossière avec cela, et l’accent de sa province. « Tel encore ce coin de paysage ; « le petit village marin, ses maisons de bois, le clocher en vigie dominant les flots et tout autour de l’église n’ayant pour vitraux que le bleu de la mer, le cimetière d’herbes folles, aux croix serrées, bousculées comme par le roulis et le vent du large. » La forme est ici dans le degré de concentration qui permet à l’œil de la saisir d’un seul coup tout entière, et si peut-être il n’y a pas plus d’art, il y a certainement plus de force et de puissance dans ce raccourci que dans le long déroulement des indications successives qui venaient l’une après l’autre se modifier en s’ajoutant. Il faut souhaiter que M. Daudet persiste dans cette manière, sinon pour lui nouvelle, du moins abrégée de sa première manière, et qu’il tende lui-même de plus en plus où la pente naturelle de son talent l’entraîne, vers ce qu’il y a de plus rare dans notre littérature : l’intensité du sentiment dans la simplicité savante de l’exécution.

C’est un dernier trait sur lequel il faut appuyer. En effet, dans l’Evangéliste, comme déjà dans quelques-uns des derniers romans de M. Daudet, je ne vois rien de plus remarquable que la simplicité des moyens qui produisent la plus profonde et la plus puissante émotion. Avec le don de l’évocation et de la vie, si l’on me demandait ce qui caractérise le talent de M. Daudet, je répondrais que c’est ce don de la simplicité des moyens. Les romantiques avaient besoin, pour nous remuer, de tout un appareil de grands sentimens et de passions quasi surhumaines. La vie quotidienne à leurs yeux n’était pas digne d’être représentée par l’art. Il leur fallait des cas d’exception, et ils n’opéraient que dans l’extraordinaire ou dans le singulier. Quand le naturalisme, non pas certes, ce naturalisme grossier qui s’étale dans