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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 55.djvu/945

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gît la variété qui fera l’intérêt de votre étude ? la même sensation n’éveille pas les mêmes sentimens chez tous les êtres, au moins chez tous les êtres humains, et ce sont les différences de ces sentimens que nous sommes curieux de connaître. Le « fait indéniable, flagrant, » est le même chez tous les hommes, chez tous les vertébrés : il peut amuser l’imagination des gamins ; mais le montrer tout seul n’est qu’une façon indécente d’ennuyer des adultes.

Si ce docteur Cézambre est pris simplement « par la viande, par l’appétit, on ne sait par quoi, » à plus forte raison, comme vous pensez, le gars breton Marie-Pierre. C’est proprement une brute. Dans l’échelle des créatures humaines, Vendredi, le compagnon de Robinson, est plus près de M. Renan que Marie-Pierre ; il est plus raffiné : Marie-Pierre se sent « brusquement envahi par l’instinct animal du sexe, » quand il aperçoit la Glu ; il est « magnétisé » quand il la regarde ; quand il s’aperçoit qu’elle le trompe, il tombe « quasi en catalepsie. » — « Pourquoi t’es-tu sauvé hier ? lui dit-elle. — Sais pas. — Pourquoi reviens-tu aujourd’hui ? — Sais pas. — Va-t’en. — Non ! — Eh bien ! qu’est-ce que tu veux ? — Toi ; je veux, toi, que tu restes avec moi. — Pourquoi faire ? — Sais pas. — Viens chez moi. — Non ! — Pourquoi ? — Sais pas. » Sais pas ! sais pas ! .. Il ne sait rien sur lui-même, le malheureux, ni nous non plus, ni l’auteur, et c’est peut-être parce qu’il n’y a rien à savoir, sinon que tantôt « son coi est gonflé par les veines » et tantôt ses tempes ; tantôt il « sue le phosphore des poissons mangés depuis dix-huit ans, » et tantôt il « fleure le grand air, la pommade évaporée, le mâle. » Nous apprenons encore qu’à sa première rencontre avec Fernande, il a « la bouche grande ouverte, la lèvre inférieure pendante et tremblotante et la langue presque tirée ; » à la dernière, « de grosses larmes roulent jusqu’à sa bouche, béante, dont la lèvre inférieure pend et tremblote, » en un « rictus d’idiot. » D’ailleurs c’est une marque du roman que tous les personnages y bayent. La Glu passe sur la grande route : « A l’un des coins de ses lèvres minces, une goutte de salive moussait. » Le comte s’endort en revenant de chez elle : « Les joues bouffies, la lèvre pendante, l’œil tourné d’extase, il béait avec un mince filet de bave au contour du menton. »

Dans cet ordre de phénomènes, la variété ne peut se rencontrer. Si le docteur Cêzambre aime la Glu parce qu’elle « représente une force, un aimant, » et Marie-Pierre parce qu’elle le « magnétise, » à son tour elle aime Marie-Pierre parce que « jamais elle n’avait éprouvé une pareille attirance. » N’attendez pas d’autres raisons ni que rien s’ensuive, sinon des spasmes et des maux de tête alternés. Dans le livre, le poète peut nous occuper par des descriptions et par une prestigieuse virtuosité de style. M. Richepin est un normalien qui s’est instruit de tous les argots ; il manie le dictionnaire des filles, comme celui des loups