sous les bouleaux du cimetière, il a fait vraisemblablement toute sa tâche et tout son petit bruit. Dans les profondeurs des « terres vierges, » dans les forêts du Nord et les steppes du Sud, il y a des milliers de paysans amenés par des causes identiques à l’état de conscience constaté chez Sutaïef. On en découvre quelques-uns, on en ignore certainement beaucoup. Mais ces âmes d’avant-garde ne se sont pas concertées ; nul lien ne les rattache : le mouvement se produit au-dessous des classes instruites ; il ne peut donner actuellement ni une doctrine viable ni un cadre général. Enfin ce peuple du XVe siècle est juxtaposé à des classes dirigeantes, à un gouvernement du XIXe siècle ; il trouve dans celles-là l’indifférence, dans celui-ci une tolérance relative ; les novateurs peuvent subir des tracas, ils n’ont à redouter ni persécutions violentes ni bûchers : or ce sont les persécutions et les bûchers qui font mûrir les crises religieuses. Voilà pour le présent.
Il est des téméraires qui veulent toujours voir plus loin dans le futur : ne refusons pas de les suivre, le regard perdu par-delà les horizons de demain. Nous avons recueilli des indices considérables ; le peuple russe a soif de consolations spirituelles et les cherche volontiers dans l’interprétation personnelle de l’évangile ; le principe du libre examen ne l’effraie nullement ; il a le goût de la découverte et de la dialectique. M. Mackenzie-Wallace, dans son excellent livre, nous raconte comment, chez les molokanes de la steppe, des paysans argumentaient sur l’Écriture avec l’aplomb d’un docteur en droit canon. Un juge en qui j’ai toute confiance me disait naguère avoir lu quelques pages de la Bible à une vieille femme illettrée qui entendait pour la première fois cette lecture ; elle marqua une vive curiosité, voulut approfondir le sens et poussa les questions les plus embarrassantes pour le lecteur. On a cru jusqu’ici qu’en matière de religion les Slaves étaient des méridionaux, uniquement sensibles, comme les populations latines, aux pompes extérieures, aux liturgies mystérieuses et minutieuses. Ce n’était là peut-être que la phase enfantine de leur développement si retardé. La race slave n’a pas dit encore son grand mot dans l’histoire, et le grand mot que dit une race est toujours un mot religieux.
Qui sait si ce peuple, dernier venu sur la scène intellectuelle, n’est pas destiné à élargir encore le puissant édifice du christianisme ? Des gens d’esprit ont décidé que cet édifice croulait et devait mourir de sa belle mort : l’humanité décide contre eux que la terre, tant qu’elle tournera dans la souffrance comme dans sa triste atmosphère, aura besoin d’une religion pour consoler les misérables. D’autre part, l’histoire nous force à reconnaître que cette religion subit, à de longs intervalles, des rénovations