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qu’elle est plus nue et plus dépouillée de culte ; mais George Eliot n’avait pas plus de goût pour les congrégations étroites que pour les doctrines étroites, ayant observé justement que les congrégations nombreuses étaient autrement favorables à la naissance et à la multiplication des précieuses émotions de cette sympathie qui constitue le véritable sentiment religieux. Plus une congrégation est étroite, et plus on y est porté à exclure et à dire raca à son frère ; plus elle est vaste, au contraire, et plus on y est porté à la bienveillance envers le prochain. Les congrégations nombreuses ont enfin cet avantage suprême d’empêcher cet isolement social, qui est un grand mal, puisqu’il nous rend suspect à autrui et défiant envers autrui. Le pauvre tisserand Silas Marner appartenait à l’église indépendante, et lorsque les malheurs de sa vie l’eurent obligé à se réfugier dans le village de Raveloe, dont tous les habitans appartenaient à l’église nationale, n’ayant plus aucun moyen de prier selon les coutumes de sa secte, il cessa de donner aucune marque extérieure de religion ; mais lorsque l’adoption d’Eppie eut commencé à changer en estime l’opinion malveillante qu’inspirait sa sombre humeur, Dolly Winthrop profita de cette occasion pour lui reprocher son abstention de toute démonstration religieuse et l’engagea à aller à l’église comme s’il en avait toujours fait partie. « Ceux d’en haut ne vous entendront pas moins bien, lui dit-elle, et les gens de Raveloe, en vous voyant prier avec eux, vous aimeront autant qu’ils vous ont détesté jusqu’à présent. » Ce conseil fut suivi et eut le succès prédit. Silas Marner, en fréquentant l’église nationale, cessa d’être un étranger pour les gens de Raveloe et devint un concitoyen. Ces deux mots nous disent pourquoi la libre philosophie de George Eliot, loin de la rendre hostile, l’avait, au contraire, rendue favorable aux cultes extérieurs, où elle voyait une image sensible de ce qui constituait moralement et idéalement la patrie. C’est le sentiment qu’elle n’a cessé d’exprimer dans tous ses romans sous les formes les plus diverses et par les bouches des personnages les plus opposés, par celle de l’incrédule Félix Holt, qui cesse d’aller à la chapelle des indépendans, parce qu’il lui semble qu’en la fréquentant il s’éloigne de ses concitoyens, par celle de Savonarole, qui identifie la religion et la patrie, par celle de Mordecaï, de Daniel Deronda, qui identifie l’existence même de la race juive avec la forme de la religion judaïque. Telles étaient les conclusions auxquelles la tolérance philosophique avait conduit sa pensée ; je n’oserai dire qu’elles rencontreront aujourd’hui beaucoup de partisans, mais elles sont de nature peu commune et constituent une fort curieuse exception au courant qui entraîne les esprits à l’heure présente.


EMILE MONTEGUT.