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par les architectes des empereurs de Byzance. En général, les Turcs se sont contentés d’approprier les monumens antiques à leur usage, comme ils ont transformé Sainte-Sophie en mosquée sans même en détruire les mosaïques, qu’ils ont simplement recouvertes d’une couche de chaux. Sans doute, la loi iconoclaste de Mahomet arma souvent les musulmans contre les statues d’infidèles, les faces de giaours ; bien des têtes de marbre ont été brisées à coups de pierres, et, de nos jours encore, dans les provinces, cet exercice pieux est en honneur. Mais il ne faudrait pas exagérer les ravages qu’a produits le fanatisme : tous les peuples ignorans, musulmans ou non, détruisent volontiers ce qu’ils ne comprennent pas. Beaucoup de bas-reliefs antiques encastrés dans des forteresses turques attestent encore, par leur conservation, qu’il n’y a pas eu de mutilations systématiques. Quand même d’ailleurs les Turcs auraient beaucoup détruit, on ne pourrait guère leur en faire un crime. Le hasard de la conquête les rendait maîtres d’un empire possédé autrefois par une race entièrement différente de la leur, sans autres traditions communes avec elle que celles d’un long et sanglant antagonisme. L’art des ancêtres de cette race n’avait aucun titre à leur respect. Les Turcs apportaient avec eux un art national et original, qui a créé la mosquée verte de Brousse, et dont les curieux monumens resteront seuls un jour pour témoigner de leur domination en Orient. Si les conquérans ont mutilé des statues grecques, s’ils ont, comme tous les autres peuples, fait de la chaux avec les marbres, il faut leur savoir gré du moins de n’avoir attaché leur nom à aucun grand exploit de vandalisme comme les barbares de l’Occident chrétien en ont tant à se reprocher.

Il n’est pourtant guère de pays où l’habitude de détruire les antiquités soit plus répandue aujourd’hui que dans les pays turcs, en particulier dans l’Anatolie. Cette habitude n’a rien de commun avec les préjugés religieux ; elle est simplement le résultat de l’avidité et de l’ignorance, la conséquence des conseils intéressés auxquels le gouvernement de la Porte a eu la crédulité d’ajouter foi. C’est ce qu’il est nécessaire d’expliquer en reprenant les choses de plus haut.

Comme les antiquités de l’Orient gréco-romain n’intéressaient en rien ses nouveaux maîtres, l’Europe, héritière de la civilisation des Grecs, devait s’imposer la charge et l’honneur d’en recueillir les monumens. Depuis le XVe siècle, l’Italie, la France et l’Angleterre ont pris une part active à cette tâche[1]. Pendant longtemps le

  1. Au commencement du XVe siècle, Francesco Squarcione parcourait l’Archipel pour recueillir des monumens ; Cyriaque d’Ancône vit un marché de statues installé à Myconos. Le marquis de Nointel, Caylus, Choiseul-Gouffier, Fauvel, formèrent des collections en Orient. L’Angleterre s’est surtout enrichie grâce à la société des dilettanti, fondée à Londres en 1733, et qui publiait encore en 1881 un volume sur les ruines de Priène et de Téos.