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donna trois cents hommes d’armes, et quand les troupes furent réunies, elles élurent douze comtes pour les commander sous l’autorité supérieure d’Ardoin. Guillaume, Drogon et Humfroi furent parmi ces comtes.

On marcha au travers des montagnes droit sur Melfi ; Ardoin en avait été gouverneur pour les Grecs ; il y avait de nombreuses intelligences. La ville avait été depuis une vingtaine d’années agrandie et fortifiée par Boyoannis ; elle passait alors pour la place la plus considérable et la plus forte de la Pouille après Bari, dont les Grecs avaient fait le centre de leur domination en Italie. Quatre ans auparavant, en 1037, Nicolas, archevêque de Canosa, y avait érigé un évêché, démembrement de l’ancien diocèse de la ville ruinée de Cisterna. Il n’y avait pas de garnison impériale. Mais les Normands, arrivés de nuit dans le faubourg, trouvèrent les habitans en armes sur les remparts, disposés à se défendre vigoureusement contre ces inconnus dont les projets leur étaient suspects. Ardoin vint devant la porte parlementer avec eux. Voici le discours que le chroniqueur-de l’Ystoire de li Normant, en son vieux français, place dans la bouche du Lombard : « Ceste est la liberté, laquelle vous avez cherciée. C’estuis ne sont anemis, mes grant amis, et je ai fait ce que je vous avoie promis, et vous, faciez ce que vous m’avez promis. C’estuis viennent por desjoindre lo jog dont vous estiez loiez, de liquel, se tenez mon conseil, joingnez auvec ces. Dieu est avec nous ; Dieu a miséricorde de la servitude et vergoygne que vous souffrez tous les jors, et por ce a mandé ces chevaliers por vous délivrer. » Des cris d’enthousiasme et de liberté répondirent à ces paroles d’Ardoin ; la porte s’ouvrit à deux battans, et les Normands furent reçus en triomphe dans la ville. Ils avaient désormais une place d’armes et une base d’opérations inexpugnable. Leur audacieuse aventure, d’un coup de tête de colère, devenait une grande entreprise de conquérans. Ce n’était rien moins qu’un empire nouveau qui venait de naître, un état destiné à durer huit siècles jusqu’à ce qu’il se fondît dans l’Italie désormais unifiée et parvenue à la condition de nation.

Bientôt, en effet, la plupart des villes voisines suivirent l’exemple de Melfi et se donnèrent spontanément à ces étrangers qui se présentaient comme des libérateurs. Lavant dans le sang le souvenir de la défaite de leurs compatriotes vingt-deux ans auparavant, et cela sur le même champ de bataille, deux mille Normands mirent en déroute à Cannes dix-huit mille Grecs conduits par le catapan Dokéanos, successeur de Maniakis. Vainqueurs encore l’année suivante à Montepeloso, ils gardèrent le territoire dont ils s’étaient emparés ; en deux campagnes ils avaient à jamais chassé les Byzantins