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souci de rester fidèle à la nature, cherche à la manière d’une moderne école musicale l’harmonie dans les dissonances.

Une remarque qu’on n’a pas faite, c’est que la composition d’Adam Bede porte à ne pas s’y méprendre les traces de la vieille admiration de l’auteur pour Walter Scott. N’est-ce pas un vrai début de Walter Scott que ce cavalier anonyme qui s’arrête au seuil d’Hayslope pour écouter le sermon de la jeune méthodiste Dinah Morris et qu’on ne revoit plus qu’à la fin du roman pour ouvrir la prison d’Hetty ? La scène sur la plate-forme de l’échafaud, lorsque Arthur Donnithorne accourt apportant la commutation de la peine d’Hetty, n’est-elle pas tout à fait dans le goût des surprises dramatiques des Waverley Novels ? N’est-il pas vrai aussi que, dans le caractère de M. Irwine et dans la peinture de son intérieur, il y a une foule de traits qui vous ont reporté à Walter Scott ? Enfin, n’est-il pas évident que l’auteur a cherché à allier l’intérêt de l’élément historique à l’intérêt de la réalité et que le personnage de la méthodiste Dinah Morris est sorti de cette pensée ? Et, de fait, les romans de George Eliot sont en un sens des romans historiques. Les caractères et les mœurs qui y sont décrits appartiennent à une Angleterre aujourd’hui disparue, celle qui va des approches de la révolution française au ministère de lord Grey et au bill de réforme. Regardez vivre une dernière fois ces types de George Eliot, vous ne les reverrez plus jamais. C’est le suprême automne d’une société robuste qui est à la veille d’une transformation profonde ; cependant l’avenir que le lendemain va lui apporter, non-seulement elle ne l’appelle ni ne le désire, mais elle ne le pressent même pas, et elle vit dans le présent, qu’elle estime éternel, fortement assise qu’elle est sur la tradition, qui est à la fois sa base et son lest. Aucune de ces formules de chimérique espérance que le règne de Victoria était destiné à voir pulluler ne s’est encore produite, rien de ces bons temps à venir, de ces excelsior, de ces sursum corda, fadaises philosophiques par lesquelles les sociétés affaiblies aiment à se donner l’illusion du mieux alors qu’elles sont menacées de la réalité du pire. Les personnages de George Eliot n’ont rien à démêler avec ces aspirations des générations plus nouvelles. L’auteur le dit pour eux, ils n’ont jamais lu les Traités pour le temps présent et le Sartor resartus. Ils ignorent encore davantage les indulgences de la psychologie et de la physiologie contemporaines. Leur bagage intellectuel et moral est peu compliqué ; ils n’ont que quelques idées et quelques sentimens, mais ils y tiennent avec une âpreté formidable. Leur pensée ne connaît pas le caprice, leur cœur ne connaît pas l’inconstance. Leurs sentimens de famille sont durs et inexorables ; mais ils ont vraiment un droit à l’être, car ils sont forts et indissolubles. La solidarité est étroite entre les membres