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romanesques un esprit qui pourrait devenir sérieux. Ce faux idéal, Félix Holt s’est imposé pour tâche d’en sauver Esther Lyon, et il le bat en brèche sans ménagemens, avec l’opiniâtre acharnement d’un vrai fanatique pour qui le Compelle intrare est supérieur à tous les devoirs qu’ordonnent les vertus mondaines de la politesse, de la discrétion et du tact. Esther Lyon résiste d’abord, mais peu à peu son cœur est touché par la brutale franchise de ce singulier amour qui ne craint pas de déplaire, et, un jour, elle met sa main dans celle de cet impitoyable iconoclaste qui a renversé toutes les idoles chères à son imagination. Comme il est improbable que George Eliot acceptât les doctrines métaphysiques et théologiques d’aucune des religions qui font figure dans ses écrits et que cependant la religion s’y présente comme très distincte de la philosophie, il faut en conclure qu’il se rencontrait chez elle quelque chose de la célèbre contradiction de la philosophie kantienne, qui, après avoir détruit toute certitude par les antinomies de la raison pure, retrouvait les principales vérités morales par l’élan de la raison pratique. Elle aussi avait sa raison pratique qui lui faisait retrouver la religion au moment même où sa raison critique en repoussait les diverses expressions systématiques.

De tous les romans de George Eliot, Middlemarch est à notre avis le plus défectueux et le plus confus. Nous déclarons ne pas en saisir nettement le sens, bien qu’elle ait fait précéder le livre d’une préface afin que le lecteur ne s’y méprît pas. Elle a voulu, dit-elle, représenter une sainte Thérèse en germe, étouffée par la vie provinciale, mais avec la meilleure volonté du monde, il nous est impossible d’apercevoir entre son héroïne Dorothée Brooke et sainte Thérèse, d’autre analogie que celle-ci : c’est que Dorothée s’éprit du vieux ministre protestant Casaubon parce que sa face parcheminée lui rappelait celle du sage Locke, et que sainte Thérèse, dans son admiration pour l’état de maigreur où saint Pierre d’Alcantara avait été réduit par ses austérités, raconte que, lorsqu’elle le vit pour la première fois, il lui parut ressembler à une racine d’arbre desséchée. N’en déplaise à George Eliot, elle s’est méprise complètement sur la nature de son héroïne : ce n’est pas à sainte Thérèse, c’est bien plutôt à Desdémona qu’elle ressemble, avec cette énorme différence cependant, que l’amour de Desdémona pour le vieil Othello est fondé sur des motifs héroïques, tandis que le sien est fondé sur des motifs de pédantisme qui, pour être naïfs et ingénus, n’en sont pas moins déplaisans à l’excès. La pensée première de l’auteur ne ressort donc pas naturellement et avec évidence de la fable de son roman ; mais si, au lieu de vouloir peindre une sainte Thérèse avortée, elle avait voulu démontrer par l’exemple de Dorothée