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philosophiques, religieuses et politiques, et, comme il était assez naturel, il est resté flottant entre les manifestations contraires de la pensée humaine et sans envie de se prononcer. Mais cette indécision ne l’a conduit ni au scepticisme ni à l’indifférence ; elle ne l’a conduit qu’à un accroissement de sympathie. Comme il ne trouve pas en lui de raisons de haïr aucune doctrine, il découvre aisément dans chacune le point par lequel elle est digne de l’amour et du respect d’une âme qui n’a souci que du vrai. Oh ! que voilà un caractère que nous connaissons bien, et que, dans un autre temps que celui où nous sommes, nous aurions aimé à écrire son apologie ! Deronda est le parfait représentant d’une classe d’esprits aussi noble que peu heureuse, née de ce conflit de doctrines qui caractérise notre siècle et qui est le plus énorme dont l’histoire morale fasse mention. Placés au milieu de cette lutte plus confuse encore qu’elle n’est ardente, ils avaient peine à se prononcer pour aucune opinion, parce qu’ils répugnaient à en accepter les étroitesses, et, peine encore plus grande à se séparer d’aucune, parce qu’ils en avaient pénétré par impartialité la raison d’être ou la légitimité. Véritables martyrs de la sympathie, ils restaient ainsi exposés aux coups de tous les camps, chacun les récompensant de la part d’amour qu’ils lui portaient par la haine dont il poursuivait ses adversaires. Ils n’en allaient pas moins au milieu de leurs rangs ennemis, cherchant à les réconcilier en les amenant à se mieux comprendre et en leur présentant des images d’eux-mêmes qui ne fussent pas calomnieuses. C’en est fait aujourd’hui du rôle de ces bienveillans intermédiaires ; le temps actuel ne leur est pas favorable, il le deviendra de moins en moins, et nous annonçons la mort de ces bons clives sans croire qu’à l’exception de M. Renan, leur patron naturel, il y ait encore quelqu’un que cette funèbre nouvelle puisse toucher.

C’est un lieu-commun habituel de se plaindre de la mort et de déplorer les coups qu’elle frappe sur les illustres, toujours trop tôt au gré de leurs admirateurs ; mais elle est en son genre très grande artiste elle aussi, et il est remarquable qu’elle vient bien souvent apporter le dénoûment à l’heure précise où le poème de la vie ne pourrait que se gâter en se prolongeant. Nous osons dire que tel a été le cas pour George Eliot. Avec Daniel Deronda, l’évolution de sa pensée était réellement parfaite, et l’on ne voit pas ce qu’elle eût pu y ajouter sans tomber dans les redites ou les entreprises excentriques. La preuve en est dans les quelques écrits qu’elle publia encore, écrits qui sont comme les excès de festons et de figures que l’artiste peut ajouter à son gré à la décoration d’un édifice ou en retrancher, mais qui ne sont pas nécessaires à cette décoration et encore moins à l’édifice. Deux nouvelles et un petit volume d’esquisses