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On transmet une doctrine, un principe, une méthode, une découverte, on ne transmet pas les dispositions de l’œil, la finesse du tact, la légèreté ou l’adresse de la main, la sûreté de la diagnostication, la pénétration rapide des obscurités de la nature, l’intuition prompte des cas isolés qui ne peuvent être jugés par des régies générales. George Eliot fut semblable à ces inimitables praticiens. Elle n’a été un si grand peintre de la nature que par des qualités absolument inhérentes à sa personne et qui protègent son originalité contre les efforts les plus habiles de l’imitation ou le zèle de l’admiration la plus enthousiaste. La réalité est ouverte à tout le monde et d’autres pourront s’en inspirer comme George Eliot, mais ils ne relèveront pas d’elle pour cela, car ils ne pourront retrouver ni le même tact, ni la même mesure, ni la même probité d’observation, ni cette même curiosité patiente qui n’abandonne un phénomène que lorsqu’il a été suivi dans toutes ses phases et décrit avec une absolue précision.

Il n’en est pas de même de son rôle philosophique et moral. L’influence qu’elle a exercée sous ce rapport est considérable, et il faut faire des vœux pour qu’elle le devienne toujours davantage. Je ne sais pas quel avenir est réservé aux sociétés démocratiques, mais si elles le veulent long et prospère, leur principal souci doit être de travailler à se créer leur morale propre ; or, la première condition pour accomplir cette tâche immense, c’est de découvrir l’accord nécessaire entre les élémens nouveaux qu’elles apportent et ce qu’il y a d’éternel dans la nature des choses. Le problème, il est vrai, est de difficile solution, mais il importe de savoir qu’il emportera infailliblement toute société qui ne saura pas ou ne voudra pas en venir à bout. Pour résoudre ce problème d’où dépend leur salut, les démocraties ont jusqu’à présent pris le plus court en tranchant dans le vif des institutions que le passé nous a léguées, ou bien elles l’ont éludé en se flattant du chimérique espoir que le fond des choses disparaîtrait avec leurs formes, parce que, comme elles, il pouvait être atteint de caducité ou de vieillesse. Elles n’ont jamais voulu se demander sérieusement s’il n’y a pas pour les sociétés certaines conditions d’existence marquées d’un signe de nécessité et aussi immuables que le sont les lois de la vie et de la mort ; de là tant de mécomptes et tant d’emportemens, tant de témérités et tant de défaillances, tant d’agitations et tant de lassitudes. Cependant dix justes suffirent autrefois, selon l’antique légende, pour sauver la ville coupable, et il se rencontre aussi dans les démocraties modernes une élite d’esprits droits, pénétrans, sages et véridiques, qui, ne consentant pas à se payer d’illusions ou rougissant de s’emporter contre les conditions fatales des choses, ne s’étonnent