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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/379

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I.

Considérons d’abord le sujet moral, je veux dire la volonté humaine, telle que nous la représentent les diverses écoles de notre temps. Ne se cache-t-il aucun postulat métaphysique sous les assertions de la science positive ? Le fondement dernier des divers systèmes de morale est toujours une certaine conception de l’égoïsme, de « l’altruisme, » et de leur rapport ; par conséquent, c’est une certaine conception de la volonté et de l’activité : les uns postulent une volonté essentiellement intéressée, les autres désintéressée, les autres indifférente. Le grand problème de la liberté et de la nécessité, qui s’impose évidemment aux écoles moralistes comme à celles de tous les temps, n’est lui-même qu’une des formes de cette question encore plus profonde : — Sommes-nous incapables d’aimer autre chose que nous, ou pouvons-nous au contraire nous affranchir, par un véritable amour d’autrui, des limites de notre individualité, et sommes-nous ainsi libres au vrai sens du mot, c’est-à-dire capables de « vouloir universellement, de vouloir pour l’univers ? »

Or cette question, qui est par excellence la question morale, est insoluble pour l’expérience et pour la science positive. Écoutez les disciples actuels de La Rochefoucauld, d’Helvétius, de Bentham et des utilitaires : ils vous montreront l’intérêt, ce Prêtée, jusque sous le masque du désintéressement, qui parfois le cache à ses propres yeux. Les évolutionnistes, à leur tour, vous diront que les effets du mobile égoïste peuvent, par un progrès soumis aux lois de l’évolution, imiter tellement les effets de la volonté désintéressée qu’il soit finalement impossible de les distinguer dans l’expérience. En d’autres termes, l’attachement à soi, spontané ou réfléchi, peut prendre toutes les formes, même celles du détachement de soi : le suprême artifice de l’intérêt, c’est de simuler le désintéressement et de se tromper à la fin lui-même. Les kantiens, à leur tour, nous diront que la réalité du désintéressement, et en conséquence de la pure vertu, est indémontrable par l’expérience. Vous avez beau emprunter à l’histoire des traits de dévoûment légendaire, depuis Léonidas et Régulus jusqu’au chevalier d’Assas, on pourra toujours vous demander si ce qui paraît avoir été fait par pur amour de la bonté morale n’a pas eu un secret ressort d’intérêt, caché même à ceux qu’il faisait mouvoir. « Il est absolument impossible, dit Kant, de prouver par l’expérience, avec une entière certitude, l’existence d’un seul cas où le motif déterminant d’une action, d’ailleurs conforme