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de la vie[1]. D’autres, au contraire, donneraient volontiers leur éternité substantielle pour leur immortalité personnelle, et ce qui semble le plus pour ce qui semble le moins ; ils rêvent, à tort ou à raison, au-delà du monde visible, une société idéale, universelle, où nous nous retrouverions unis avec autrui, jouissant d’un degré de bonheur proportionné au degré même de notre évolution morale. Est-ce là autre chose qu’un rêve ? — Grand mystère où la morale et la métaphysique viennent aboutir, et dont la solution négative ou affirmative suppose tout un système sur l’univers ; car il s’agit de savoir, en dernière analyse, si l’évolution physique du monde est compatible avec ce que nous appelons nos lois morales, bien plus, si nous possédons un moyen quelconque d’action sur la nature, et si nous sommes capables d’y introduire les premiers élémens d’un règne universel de la justice.

La doctrine même de l’évolution, considérée en soi, est une métaphysique de la nature, une cosmologie qui suppose des principes et des postulats dépassant l’expérience. L’évolution est-elle purement mécanique, ou laisse-t-elle place à une finalité quelconque, sinon transcendante, du moins immanente, comme celle que Mme Clémence Royer semble admettre ? La cause dernière de l’évolution est-elle une nécessité fondamentale ou une volonté susceptible de quelque liberté ? Le fond des êtres qui évoluent est-il la conscience, — comme celle dont Mme Clémence Royer gratifie les atomes, — ou est-ce les élémens inconsciens que Clifford et M. Taine placent sous la sensation consciente, ou est-ce enfin quelque principe inconnaissable différent de l’un et de l’autre, comme celui de M. Spencer ? Si l’évolution n’a pas de fin préétablie, n’a-t-elle pas du moins un terme naturel, et quel est ce terme, ce résultat de l’aspiration universelle, ou, comme dit M. Spencer, cet « achèvement » qui est l’objet du désir ? Sur quelle preuve se fonde l’identification établie par M. Spencer entre le terme naturel de l’évolution et le bien moral ? — Voilà autant de problèmes où il serait difficile de soutenir que les « conceptions symboliques » de la métaphysique sont hors de cause. Demandez plutôt aux positivistes si M. Spencer n’est pas lui-même un métaphysicien.

  1. « Si, ajoute-t-elle, il pouvait exister un état qui, au bien-être et à la quiétude physique de l’être purement végétatif, joindrait une conscience de l’être nette et définie, mais en quelque sorte tout intellectuelle, un tel état serait le plus désirable de tous. Or, il semble que, si l’atome matériel élémentaire est conscient, cet état de conscience doit être le sien… Si tel est en réalité l’état de conscience de l’être élémentaire, il faut reconnaître que c’est un état heureux, pouvant alterner agréablement avec les agitations passionnelles de l’état organique ; comme l’état de sommeil alterne avec l’état de veille pour les êtres vivans supérieurs, dont les activités surexcitées ne semblent pouvoir se passer de ces accalmies périodiques dont le plaisir le plus vif fait sentir le besoin au moins autant que la douleur la plus intense. »