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ils sont une excuse à des hésitations hors de saison ou à des demi-mesures qui ne peuvent satisfaire personne. Le centre gauche n’a joué un grand rôle que lorsqu’il a eu à sa tête un de ces hommes d’état dont l’esprit large et résolu va tout de suite aux intérêts les plus généraux et les plus urgens sans se laisser arrêter par des programmes, des engagemens ou des traditions de parti. Tel a été, dans son apparente versatilité, l’homme qui a le mieux personnifié l’idéal du libéralisme conservateur : M. Thiers. Il a toujours su nettement, sans hésitation, sans timidité, soutenir les diverses politiques dont son patriotisme a reconnu la nécessité : politique de résistance après 1830 et après 1848 ; politique libérale dans les dernières années de la monarchie de juillet et pendant tout le second empire ; politique républicaine après 1870. Il n’a marchandé son concours à aucun des partis dont l’alliance lui a paru utile ; il n’a eu souci des récriminations et des injures d’aucun des partis dont il a cru utile de se détacher ; mais il s’est toujours servi des partis sans les servir ; il n’a jamais eu en vue que le péril ou le besoin du moment, clairement et sûrement compris par sa lumineuse intelligence, et, dans l’appréciation de ce besoin et de ce péril, il est toujours resté lui-même, libéral incorrigible alors qu’il semblait épouser toutes les passions réactionnaires, conservateur non moins incorrigible alors qu’il semblait se donner tout entier à la politique révolutionnaire[1]. Il a

  1. Ses discours de 1848 à 1851 et de 1871 à 1873, pour qui sait lire et comprendre, sont des merveilles sous ce rapport. Il y règne une ironie à peine voilée, qui montre combien peu il s’était livré, soit à la droite dans la première de ces périodes, soit à la gauche dans la seconde, et cette ironie n’exclut pas une sincérité d’accent qui prouve combien il était pénétré des grands intérêts dont il avait pris résolument et courageusement la défense. La même ironie, unie à la même sincérité, se laisse voir encore dans le manifeste électoral publié après sa mort, particulièrement dans les éloges qu’il décerne à la sagesse du parti républicain : éloges mérités sans doute, mais par les seuls modérés, et où se cachait une leçon pour les radicaux, dont l’opposition constante aurait tout compromis si elle n’avait été compensée par le concours de la droite monarchique. On a prétendu (Revue politique et littéraire du 24 février 1883) que M. Thiers, lorsqu’il écrivait ce testament politique, avait accepté un programme radical, dont le premier article aurait été l’amnistie plénière. L’auteur de cette révélation inattendue, M. Joseph Reinach, invité à l’expliquer, a invoqué, dans une lettre au journal le Parlement, le témoignage d’un député de l’extrême gauche, à qui M. Thiers aurait promis, s’il revenait au pouvoir, d’user dans la plus large mesure du droit de grâce et de faire rentrer tous ses amis. Il faut une assez grande naïveté pour confondre des grâces, si étendues qu’elles soient, avec une loi d’amnistie plénière et pour ne pas saisir l’avertissement, plein à la fois de bonhomie et de malice, contenu dans ces mots : « Nous ferons rentrer vos amis, nous les ferons rentrer tous. » La vraie pensée de M. Thiers sur l’amnistie est exprimée dans son manifeste, où. il félicite la chambre dissoute de s’être bornée à réclamer, dans un intérêt d’apaisement, la cessation des poursuites, et « des grâces accordées à propos, » et d’avoir «laissé au pouvoir exécutif lui-même le soin de les distribuer, pour qu’il en eût le mérite auprès de ces esprits troublés et que ces grâces ne fussent pas un démenti donné à la justice. »