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J’imagine qu’aux jours de fête, dans chacune des deux cent dix-sept maisons actuellement desservies par les Petites-Sœurs des Pauvres, on célèbre ainsi le nom de l’abbé Le Pailleur ; vingt mille indigens lui doivent un asile, et il n’est que juste que leur gratitude remonte vers lui.

Lorsque l’on eut chanté les couplets, on dansa ; les tambours battirent une sorte de contre-danse : deux ou trois vieux plus ingambes que les autres esquissèrent quelques entrechats et semblaient fiers de pouvoir remuer encore. L’un d’eux criait : « J’ai quatre-vingt-deux ans ! » et faisait des ronds de jambes. Au bruit des tambours et de l’accordéon qui gémissait, on se mit en marche, et l’on se rendit dans le quartier des femmes : les bonnes petites vieilles avaient revêtu leurs affiquets du dimanche et attendaient la supérieure dans leur réfectoire. Là encore on chanta ; une vieille maigrelette en gesticulant dansa une bourrée auvergnate qu’elle rythmait en poussant de petits cris qui eussent voulu être une chanson. Quelques femmes dansèrent avec des airs de tête apprêtés et des sourires prétentieux. Les tambours ne se ménageaient pas. La cadence retentissante surexcitait les nerfs des pauvres vieilles ; l’une d’elles, indiquant la mesure avec sa tête, avec ses bras, répétait : « Plan ! plan ! plan ! » sur l’air du rappel ; ses yeux brillaient, ses lèvres étaient humides ; elle était secouée par une sorte de trépidation intérieure. Elle semblait hors d’elle, comme si le bruit rythmé qui l’agitait avait réveillé des souvenirs de jeunesse, de joie violente et d’enivrement. Tous les pensionnaires s’amusaient, et les petites-sœurs ne s’amusaient pas moins. L’une d’elles avait saisi le tambourin et frappait dessus à grands coups de tampon, énergiquement et le visage rouge de plaisir. Pour ces êtres silencieux, parlant bas et méditant sur eux-mêmes, le bruit est une distraction qui les sort de leur milieu et semble réparer leurs forces épuisées par le labeur de la charité. J’ai remarqué du reste, je le répète, que les petites-sœurs sont volontiers rieuses ; on dirait que la gaîté est une qualité fonctionnelle de leur état. Elles semblent avoir besoin d’égayer leurs pensionnaires et de s’égayer elles-mêmes, comme si elles voulaient s’arracher et les arracher au spectacle incessant de tant de misères. Celles dont le caractère est naturellement triste ne peuvent suivre la profession jusqu’au bout ; elles abandonnent l’ordre charitable et le plus souvent vont se réfugier dans un ordre contemplatif.

J’ai quitté le réfectoire plein de rumeurs, j’ai gravi les escaliers, j’ai traversé l’infirmerie, où quelques moribonds étaient étendus et j’ai pénétré dans la salle des « grands infirmes. » Les paralytiques, les gâteux insensibles et puans, dormant ou absorbés