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qu’on veut rendre à la liberté, puisqu’il faut détruire d’anciens préjugés, changer d’antiques habitudes, perfectionner des affections dépravées, restreindre des besoins superflus, extirper des vices invétérés. » Mais l’entreprise est sublime, car il s’agit de « remplir les vœux de la nature[1], d’accomplir les destins de l’humanité, de tenir les promesses de la philosophie. » — « Nous voulons, dit Robespierre[2], substituer la morale à l’égoïsme, la probité à l’honneur, les principes aux usages, les devoirs aux bienséances, l’empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à l’insolence, la grandeur d’âme à la vanité, l’amour de la gloire à l’amour de l’argent, les bonnes gens à la bonne compagnie, le mérite à l’intrigue, le génie au bel esprit, le charme du bonheur aux ennuis de la volupté, la grandeur de l’homme à la politesse des grands, un peuple magnanime, puissant, heureux à un peuple aimable, frivole et misérable, c’est-à-dire toutes les vertus et tous les miracles de la république à tous les vices et à tous les ridicules de la monarchie. » Nous ferons cela, tout cela, coûte que coûte. Peu importe la génération vivante; nous travaillons pour les générations futures. « L’homme obligé de s’isoler du monde et de lui-même jette son ancre dans l’avenir et presse sur son cœur la postérité innocente des maux présens[3]. » Il sacrifie à son œuvre sa vie et la vie d’autrui. « Le jour où je serai convaincu, écrit Saint-Just, qu’il est impossible de donner au peuple français des mœurs douces, énergiques, sensibles, inexorables pour la tyrannie et l’injustice, je me poignarderai. » — « Ce que j’ai fait dans le Midi, dit Baudot, je le ferai dans le Nord : je les rendrai patriotes; ou ils mourront, ou je mourrai. » — « Nous ferons un cimetière de la France, dit Carrier, plutôt que de ne la pas régénérer à notre manière. » — En vain, des esprits aveugles ou des cœurs dépravés voudraient protester; c’est parce qu’ils sont

  1. Buchez et Roux, XXXI, 270. Rapport de Robespierre sur les principes qui doivent guider la Convention nationale dans l’administration intérieure de la république, 5 février 1794. Cf. dans l’Ancien Régime, 289-301, les idées de Rousseau; celles de Robespierre n’en ont que le décalque.
  2. Ibid., 270. — La prétention de réformer les sentimens des hommes se retrouve dans tous les programmes. Ibid., 305 (Rapport de Saint-Just, 26 février 1794). « Notre but est de créer un ordre de choses tel qu’une pente universelle vers le bien s’établisse, et que les factions se trouvent lancées tout d’un coup sur l’échafaud. » — Ibid., 337. (Rapport de Saint-Just, 13 mars 1794.) « Nous ne voyons qu’un moyen d’arrêter le mal, c’est de mettre enfin la révolution dans l’état civil et de faire la guerre à toute espèce de perversité, comme suscitée parmi nous à dessein d’énerver la république. »
  3. Ibid., XXXV, 276. (Institutions, par Saint-Just.)— Ibid., 281. — Moniteur, XVIII, 343. (Séance des Jacobins, 13 brumaire an II, discours de Baudot.)