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se figure une explosion de lumière dans un ciel opaque. Drame et musique, ce quatuor est un coup de fortune. Catherine, chassée du trône, reçoit la visite d’Anne Boleyn, qui vient pour se faire rendre une lettre témoignant de son ancienne intrigue avec l’ambassadeur d’Espagne. Les deux reines sont en présence : Catherine mourante et que la jalousie consume, Anne Boleyn, inquiète et suppliante. Elle implore, la reine refuse et menace ; le roi entre, ironique et cruel, il feint le repentir, s’accuse près de Catherine de l’avoir indignement traitée, lui demande les preuves qu’elle a dans les mains, puis, voyant ses hésitations, il affecte de se rapprocher de sa rivale. C’est probablement à ce double jeu de scène que ce morceau, d’ailleurs remarquable, doit l’honneur d’avoir été cité tant de fois à côté du sublime quatuor de Rigoletto.

Mme Krauss et M. Dereims, d’une part, de l’autre, M. Lassalle et Mlle Richard, les voix se divisent, s’entre-croisent et se rejoignent en tutti. Mettez que ces voix aient pour elles l’éclat, la passion et la force de résistance, vous n’aurez qu’à les chauffer à blanc par une phrase à progression ascendante et, quelle que soit la valeur musicale de l’inspiration, vous pouvez compter sur un effet splendide. Il va sans dire que nous sommes en plein théâtre italien, et c’est pourquoi je viens de nommer les chanteurs au lieu d’évoquer les personnages du drame lyrique. A la place de M. Saint-Saëns, supposons un Richard Wagner imperturbable en son système et voulant rester dans la vérité de ses caractères. La logique certainement y gagnera, car il est évident que quatre personnages mus par des sentimens si divers ne sauraient en fusionner l’expression dans un ensemble à quatre parties concertantes. Autre chose est du quatuor de Rigoletto, où les quatre motifs combinés en vue de l’ensemble sont distincts les uns des autres, ce qui permet à chacun des personnages de rester dans l’expression de son caractère. J’accorde donc qu’au point de vue de la vérité dramatique il vaudrait beaucoup mieux que Henry VIII fût un peu moins M. Lassalle et Mme Krauss un peu plus Catherine d’Aragon ; mais alors il n’y aurait plus de quatuor et le public s’en irait mécontent. Je me demande ce que c’est qu’une théorie qu’il faut ainsi transgresser à tout moment. Le beau musical admet-il tant de philosophisme ? Existe-t-il dans le présent ? l’avenir tient-il en réserve des lois qui n’aient point présidé à la création des chefs-d’œuvre du passé : lois de développement mélodique et harmonique, de rythme, de distribution thématique, d’équilibre, de symétrie dans la période et de pondération instrumentale et vocale auxquelles les plus grands maîtres ont obéi d’instinct et que notre manie est de vouloir réviser ? Mais la force des choses l’emporte sur les raisons ; n’en déplaise à la théorie, ce fameux quelqu’un qui jadis avait plus d’esprit que Voltaire a, de nos jours, plus d’influence que Wagner, et ce que tout le monde veut, le musicien le