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moraux. D’après notre exposé des faits, il est assez clair que nous ne prétendons pas nier, cette loi, même dans l’ordre psychologique nous voudrions seulement lui faire sa part, l’enfermer dans ses vraies limites, qui ont été, à ce qu’il nous semble, démesurément étendues. Pour se restreindre elle-même (ce qui est nécessaire dans un si vaste sujet), notre critique se bornera à ces deux points : Est-il d’une bonne méthode philosophique d’expliquer par l’hérédité seule les phénomènes les plus complexes, les plus délicats et les plus considérables de la vie humaine, quand on peut, au moins avec autant de vraisemblance, faire intervenir d’autres causes, négligées à tort, très sensibles pourtant et même plus directement observables ? — Enfin est-il vrai, comme on le prétend, que toutes les exceptions à la loi d’hérédité, même dans l’ordre intellectuel et moral, ne soient que des apparences ?

Parlons d’abord de tous ces faits si curieux qui concernent l’hérédité intellectuelle. Pour quelques-uns de ces faits, qui sont précisément les plus extraordinaires, aucune cause assignable n’en rend suffisamment compte, pas même l’hérédité. Voilà ce que nous essaierons d’établir. Quant aux autres faits de cette catégorie, ils s’expliquent tout aussi bien, mieux souvent, par le milieu, par l’éducation, les habitudes, l’atmosphère intellectuelle et morale où vit l’enfant, la force des influences qu’il subit et des exemples qui lui sont donnés. M. Ribot veut qu’on nous débarrasse de ces explications superficielles par lesquelles on croit pouvoir remplacer l’hérédité. Le mot est dur, injuste même. Selon lui, l’influence de l’éducation n’est jamais absolue et n’a d’action efficace que sur les natures moyennes. Sans discuter pour le moment cet axiome, nous reconnaissons que le milieu seul n’explique pas le génie, qu’il ne crée pas les facultés supérieures ; mais il les manifeste, il les révèle là où elles existent. Que de nobles et hautes intelligences ont du périr, étouffées dans leur germe par des circonstances défavorables et des milieux hostiles ! Quelle part, au contraire, ne doivent pas avoir dans l’éclosion des esprits supérieurs, au sein de certaines familles privilégiées, l’exemple des procédés les plus délicats d’investigation, s’il s’agit des sciences naturelles, l’habitude des méthodes rigoureuses, s’il s’agit des sciences exactes ! Qui pourrait démêler ici d’une main assez habile, dans la traîne de ces influences diverses, ce qui revient à l’éducation et ce qui revient à l’hérédité ?

Quelqu’un l’a tenté, non sans succès. C’est M. de Candolle, dans son Histoire des sciences et des savants depuis deux siècles. Ce livre, malheureusement composé de fragmens épars et mal classés, abonde en observations justes et fines et tout particulièrement sur cette question. M. de Candolle n’a pas de parti-pris contre l’hérédité. Il en a étudié les symptômes et suivi les traces à travers deux siècles,