Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/780

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de ces sciences est familière. La même aptitude peut être partagée par plusieurs membres de la même famille, qui resteront à un rang secondaire, quand un seul s’élèvera au-dessus de tous. C’est l’aptitude qui est héréditaire, ce n’est pas le génie, et c’est ce que M. Galton a constamment confondu dans ses nomenclatures. Si elles prouvent quelque chose, c’est uniquement l’utilité d’un certain concours de circonstances heureuses, soit l’initiation par le père, l’apprentissage du dessin et de la peinture, transmis presque avec le langage, soit une initiation spéciale par la nature, la faculté du calcul et le sens de la musique, deux instrumens qui sont à la disposition de tous les membres d’une famille, mais qui ne deviennent qu’entre les mains d’un seul les outils du génie.

Dans les autres ordres d’invention, par exemple dans la poésie et l’éloquence, rien ne s’oppose à ce que le génie se produise solitairement dans une famille qui ne semblait pas y être préparée. La culture préparatoire, l’aptitude spéciale y sont moins nécessaires ; il suffit que la langue nationale soit arrivée à un degré de clarté et de vigueur où elle peut porter la perfection. L’instrument vient ici s’adapter tout naturellement à la grande pensée qui le réclame, sans qu’il y ait besoin d’un apprentissage spécial, comme dans la peinture ou la musique. Parcourez les listes des grands écrivains et des grands poètes. Dans ces libres domaines de l’imagination et de la pensée pure on l’inspiration est affranchie du procédé, on rencontre très rarement au même foyer cette coïncidence d’aptitudes similaires qui a donné lieu, pour les peintres ou les musiciens, à l’illusion de l’hérédité du génie. Le plus souvent le grand écrivain éclôt seul. Il semble apparaître, comme un phénomène inattendu, dans une succession de générations modestes, dont il vient tout d’un coup briser la trame uniforme. Il arrive bien quelquefois que des aptitudes analogues se trouvent dans sa famille ; mais c’est un événement sans portée et sans conséquences. Pierre Corneille a eu près de lui son frère Thomas, Racine son fils Louis, André Chénier son frère Marie-Joseph. Cela n’a pas d’autre importance que celle d’une coïncidence fortuite le plus souvent le génie politique et littéraire se révèle sans montrer à côté de lui des frères inférieurs et sans se rattacher à un état civil. Qu’il ait sa raison d’être, nous n’en doutons pas, mais elle nous échappe ; il faudrait la chercher, sinon dans ce domaine de l’Inconscient dont on a tant abusé, du moins, en termes plus modestes, dans ces facultés de l’esprit humain dont la mesure, comme la vraie nature et la dernière essence, demeure jusqu’ici insaisissable. Boasuet, Pascal, Molière, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Byron, Goethe, tous, quoi qu’on fasse pour chercher quelques secrètes infiltrations qui doivent, à une certaine heure faire jaillir la source à cette hauteur, tous restent inexpliqués par