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toutes les rues de Batignolles et descendu le boulevard de Courcelles jusqu’à la grille du parc Monceaux, courant de tas en tas, à l’étonnement des passans qui ne s’expliquaient pas bien le but de notre association. J’admirais la rapidité avec laquelle, à la faible lueur de sa lanterne, il savait reconnaître et piquer avec son crochet les débris qui étaient de revente. Chemin faisant, il me conta son histoire. Celui-là était un déclassé et il avait fait un peu tous les métiers. Originaire de la Flandre, il avait d’abord travaillé dans les fabriques du département du Nord, puis à Paris, puis dans des mines en Espagne. Là il s’était marié avec une jeune fille du pays et il était revenu avec elle à Paris. Ils n’avaient pas trouvé d’ouvrage et peu à peu ils étaient tombés dans le chiffon. Dans les premiers temps, sa femme et lui étaient honteux du métier qu’ils faisaient et ils ne sortaient que la nuit ou en se cachant la figure avec un mouchoir. Puis peu à peu il s’y était fait et ne se plaignait pas trop de sa condition. Il était père de deux petites filles qu’il envoyait à une école protestante établie à portée de la cité où il demeurait. C’était un garçon intelligent, s’exprimant avec aisance, et fort expansif sur ce qui le concernait. Mais quand j’essayai de le faire parler sur ses camarades et quand je l’interrogeai sur certains détails de mœurs peu édifians dont il m’avait été parlé, je trouvai bouche close. L’honneur de la corporation lui commandait le silence. Causant ainsi, nous avions marché pendant quatre heures de ce pas rapide qui est particulier aux chiffonniers, et lorsque je le quittai à la barrière, sur le coup de minuit, je ne pus m’empêcher de le plaindre à la pensée que, sur la pointe du jour, il lui faudrait recommencer cette rude tournée.

À ce métier que peut gagner un chiffonnier ? Il vend chaque jour ce qu’il appelle sa vidée, c’est-à-dire le contenu de sa hotte, à des maîtres chiffonniers qui achètent au poids et à des prix différens les débris dont elle se compose pour les revendre eux-mêmes soit directement, soit par l’intermédiaire de marchands en gros, aux fabricans, qui utilisent ces débris en les transformant. Le prix d’une vidée, suivant que la tournée a été plus ou moins fructueuse, peut varier de 1 fr. 50 à 2 francs. Si le chiffonnier fait, comme il le peut, deux tournées par jour, cela lui assure un gain journalier de 3 à 4 francs. S’il vit en ménage (mariés ou non, c’est le cas de presque tous les chiffonniers) et que sa femme chiffonne avec lui, c’est un gain de 6 à 7 fr. Contrairement à ce qui se passe d’ordinaire, les enfans sont plutôt une manière d’augmenter le gain. Jeunes, ils font le tri de la vidée, c’est-à-dire qu’ils mettent ensemble les débris de même nature avant de les porter chez le maître chiffonnier. Plus âgés, ils chiffonnent avec le père et la mère.