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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/875

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le porter à un rare degré de prospérité. Il ne s’agit plus alors de troupes nomades errant de ville en ville à la poursuite de spectateurs. Lope de Vega, qui ne trouvait, à ses débuts, que deux compagnies d’acteurs pauvrement installées à Madrid, en laisse quarante, presque toutes florissantes, au moment de sa mort. Avec Calderon, le goût des représentations dramatiques augmente encore, grâce aux encouragemens personnels que Philippe IV donne au théâtre. Non-seulement de nombreuses salles de spectacle s’élèvent à Madrid, mais on joue la comédie dans beaucoup de villages. Malgré le luxe des représentations auxquelles assiste la cour et la magnificence qu’on déploie sur la scène pour répondre à la faveur royale, le théâtre ne se détache jamais complètement de ses origines populaires. C’est le peuple qui continue à former le fond du public et à imposer son goût aux auteurs dramatiques. A Madrid même, au milieu d’une aristocratie riche et intelligente, le sort des pièces dépend uniquement du suffrage populaire. Les marchands et les artisans qui se tiennent debout au parterre, derrière les bancs où sont assis les spectateurs privilégiés, décident du succès ou de la chute d’une comédie. Leurs applaudissemens ou leurs sifflets partent comme des salves de mousqueterie et leur ont fait donner le nom de mosqueteros. Vers la fin du XVIIe siècle, lorsque Mme d’Aulnoy visita Madrid, le grand juge du théâtre, celui dont le public acceptait les arrêts sans discussion, était un simple cordonnier. Les auteurs allaient dans sa boutique lui lire leurs pièces pour obtenir ses bonnes grâces ; le jour des premières représentations, tout le monde avait les yeux fixés sur lui. Les jeunes gens, de quelque qualité qu’ils fussent, bâillaient, riaient, sifflaient ou applaudissaient à son exemple.

Le peuple qui exerçait cette influence sur la formation et sur la destinée de son théâtre ne ressemblait guère aux autres peuples de l’Europe. Caractérisé par des traits distinctifs et originaux, il devait rechercher sur la scène des sujets et des situations où se retrouverait quelque image d’un état social si particulier. Dans toutes les classes de la société espagnole se conservaient encore des habitudes chevaleresques. La fierté y était générale. Parmi ceux qui exerçaient les professions les plus humbles, parmi les nombreux oisifs qui préféraient la misère au travail, beaucoup prétendaient descendre des anciennes familles chrétiennes et faisaient remonter leurs titres de noblesse jusqu’à ! a lutte contre les Maures. Quelque chose de poétique se mêlait naturellement aux traditions de la chevalerie. La poésie pénétrait partout dans les mœurs avec l’amour, la galanterie, la courtoisie envers les femmes. Les romances populaires entretenaient l’orgueil par le récit des exploits des ancêtres et le culte de