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Irons-nous jusqu’à dire qu’on ne trouvera sur la scène espagnole que l’expression des sentimens particuliers à l’Espagne ? Ce serait dénaturer notre pensée. Les sentimens les plus généraux de la nature humaine ont leur place dans ce théâtre, comme dans tous les théâtres du monde ; seulement ils y paraissent sous des couleurs espagnoles. L’amour, la jalousie, la dévotion n’appartiennent pas en propre à l’Espagne ; on les rencontre ailleurs ; mais nulle part on ne les exprime de la même manière. L’amour espagnol est généralement jeune, poétique, plein de grâce et d’esprit. La femme n’y joue pas le rôle langoureux ou passif qu’elle joue souvent sur notre scène et sur la scène anglaise. Elle donne à sa passion un tour aisé et vif qui survit même aux mécomptes et aux inquiétudes ; elle ne connaît ni l’abattement ni la mélancolie ; trahie, trompée, malheureuse, elle se défend encore avec la pleine possession de ses facultés et toute l’énergie d’une âme vaillante. L’amoureux espagnol ne nous donne pas le spectacle de la tristesse d’Hamlet et du désespoir de Bornéo ; il ne pousse pas de soupirs comme Xipharès, comme Britannicus, comme Bajazet, ou comme ces amans de la comédie de Molière, qui ont constamment besoin du secours et des encouragemens de leurs valets. Sa façon d’aimer a quelque chose de piquant et de spirituel. Il ne peut exprimer son amour sans y mêler « une pointe de gaîté et de badinage.

Une jeune fille qui aime, en Espagne, ne se résigne pas à subir sans se défendre la volonté d’un père. Mariane ne laisse pas disposer de sa main en faveur de Tartufe ; elle se garde pour Valère sans avoir besoin du secours de Dorine. Si on la trompe, elle ne se cache pas sous un déguisement, comme la Viola ou l’Hélène de Shakspeare, pour reconquérir à force de tendresse le cœur de son amant ; elle poursuit l’infidèle, non pas pour le ramener à elle, mais pour choisir l’heure de la vengeance et frapper à coup sûr.

La jalousie, voilà un des traits les plus frappans du caractère espagnol et, par suite, un des thèmes favoris du théâtre. Sur d’autres scènes on a peint des jaloux. Roxane fait tuer Bajazet dans un accès de jalousie, Néron est jaloux de Britannicus, Oreste jaloux de Pyrrhus, Hermione jalouse d’Andromaque. Othello semble résumer en lui toutes les angoisses et toutes les fureurs de l’amour qui se croit trahi. Mais, dans Racine comme dans Shakspeare, le jaloux ne pense qu’à son amour. Othello ne voit que le vide et le désenchantement de sa vie, la confiance dans la sincérité des créatures humaines à tout jamais détruite, l’isolement qui l’attend après l’ivresse des jours heureux, désormais transformés en souvenirs amers. Hermione ne songe qu’à l’infidélité de Pyrrhus, à la douleur d’être trahie et abandonnée pour une rivale. Ce qu’il y a de