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de son sang. Ainsi la comédie succède à la tragédie. Après le meurtre, le mensonge. C’est grâce à ces deux moyens employés sans scrupule qu’un mari sauve son honneur. Non-seulement le public n’est pas choqué par de tels raffinemens, mais il les approuve et les impose en quelque sorte aux auteurs dramatiques.

Dans une autre pièce de Calderon qui porte ce titre significatif : A outrage secret vengeance secrète, le mari offensé, don Lope d’Almeyda, dissimule ses sentimens avec un art encore plus raffiné. Il surprend un homme dans l’appartement de sa femme, il pourrait le tuer sur place ; mais ce serait révéler à tout le monde la faute et le châtiment. Il se contient donc par un effort énergique de sa volonté sur sa jalousie, il reconduit le jeune homme jusqu’à la porte de sa maison et lui offre ses services comme à un hôte qui serait le bienvenu sous son toit. Il endort ainsi la confiance de son rival et guette le moment de le frapper sans éveiller aucun soupçon. L’occasion se présente, pendant une promenade en mer qu’ils font ensemble. Ils sont loin du rivage, sans témoins. Don Lope d’Almeyda poignarde son compagnon, le jette par-dessus bord, fait chavirer la barque et revient au port à la nage en annonçant que son jeune ami s’est noyé. Puis il rentre chez lui, étrangle sa femme et met le feu à la maison pour faire disparaître toute trace du meurtre. Il complète la scène qu’il veut jouer en parlant publiquement du bonheur qu’il devait à sa femme et du chagrin où le plonge une mort si terrible et si imprévue. Cette conception de la jalousie qui se possède, qui subordonne les transports naturels de la passion aux susceptibilités artificielles du point d’honneur, n’est-elle point particulière à l’Espagne ?

Le sentiment religieux lui-même ne conserve pas en Espagne le caractère général auquel on reconnaît dans le monde tous les membres de la grande famille chrétienne. Il se distingue par des traits originaux. Il exagère une des pensées les plus hautes du christianisme, une des traditions les plus touchantes de l’évangile en les marquant de ce caractère excessif que l’Espagne imprime en général à ses créations. Il établit comme un axiome que la foi toute seule, pourvu qu’il en survive une étincelle dans le cœur le plus corrompu, tient lieu de toutes les vertus. Le plus grand criminel peut devenir un héros intéressant si, par un reste de pratiques superstitieuses, il se rattache encore aux croyances orthodoxes. Calderon n’a pas craint de mettre ce sujet sur la scène dans la Dévotion à la croix, d’attribuer presque tous les crimes à un chef de brigands et d’appeler sur lui, au dénoûment, avec la miséricorde divine, la pitié du public, sous prétexte que le coupable conserve, depuis son enfance, un respect machinal pour le signe