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particulier de la jalousie des Espagnols et le soin que prenaient les plus passionnés d’entre eux de sauver leur honneur tout en satisfaisant leur désir de vengeance. « On dit, écrivait-elle, que la jalousie est leur passion dominante ; on prétend qu’il y entre moins d’amour que de ressentiment et de gloire, qu’ils ne peuvent supporter de voir donner la préférence à un autre et que tout ce qui va à leur faire un affront les désespère. Quoi qu’il en soit et de quelques sentimens qu’ils soient animés, il est constant que c’est une nation furieuse et barbare sur ce chapitre. »

Il n’était pas nécessaire qu’une femme eût des torts pour devenir la victime de son mari, de son frère ou de son amant. Sur un simple soupçon, dès que l’honneur de la famille paraissait menacé, on le lavait dans le sang. Un coup de poignard débarrassait le jaloux de ses inquiétudes. Les femmes ne se plaignaient pas d’être aimées avec tant de fureur. Au hasard de tout ce qui pouvait leur arriver de plus fâcheux, elles n’auraient pas voulu que leurs amans ou leurs maris fussent moins sensibles. Elles voyaient dans cette disposition à la jalousie une preuve certaine de passion. Elles-mêmes ne ménageaient pas ceux qu’elles soupçonnaient de les trahir. Mme d’Aulnoy raconte que, pendant son séjour à Madrid, une des plus belles courtisanes de la ville s’était déguisée en homme pour attaquer un amant dont elle croyait avoir à se plaindre. Celui-ci l’ayant reconnue au son de sa voix et à la manière dont elle se servait de son épée, ne voulut point se défendre. Il ouvrit sa veste et présenta sa poitrine, probablement avec l’espoir qu’une femme qui l’avait aimé n’aurait point assez de courage ou de colère pour le frapper. Il se trompait ; car, dans le premier transport de sa fureur, elle le frappa d’un coup d’épée qui le fit tomber grièvement blessé. La scène se passait près du Palais Royal. On arrêta l’héroïne de ce drame et on la conduisit au roi, qui, après l’avoir interrogée, se contenta de lui dire, en bon Espagnol, indulgent pour les crimes d’amour : « En vérité, j’ai peine à croire qu’il y ait au monde un état plus malheureux que celui d’aimer sans être aimé. Va, tu as trop d’amour pour avoir de la raison. Tâche d’être plus sage que tu ne l’as été et n’abuse pas de la liberté que je te fais rendre. »

À la même époque, une femme de qualité, se croyant trompée par son amant, l’attira dans une maison où elle était la maîtresse et, après lui avoir fait de grands reproches, lui ordonna de choisir entre un poignard et une tasse de chocolat. « Il n’employa pas un moment, dit Mme d’Aulnoy, pour la toucher de pitié. Il vit bien qu’elle était la plus forte en ce lieu, de sorte qu’il prit froidement le chocolat et n’en laissa pas une goutte. Après l’avoir bu, il-lui dit : « Il aurait été meilleur si vous y aviez mis plus de sucre, car le poison le