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de révolte et velléité de libre pensée ; elle lisait beaucoup, paraît-il, particulièrement les livres de théologie, et elle avait fait des Évidences de Paley un de ses livres de chevet. Il est probable que cette tiédeur tenait à une cause plus profonde : pour avoir leur plein effet sur l’enfance, les émotions de la piété demandent peut-être des natures plus charnelles qu’intellectuelles et plus passives que curieuses. Sa précoce vie morale avait déjà comme émoussé en elle les sentimens que les exercices de la piété sont chargés de faire naître. Premier sentiment de l’invisible, premier besoin du merveilleux, première conscience de la dépendance où nous sommes d’un pouvoir mystérieux dont les lois règlent nos destinées et réclament notre obéissance, tout cela avait déjà chez elle reçu satisfaction par ses lectures, et elle n’arrivait plus novice aux choses de la religion. Rien donc d’étonnant qu’elle fut déjà à leur égard dans cet état d’âme que certains mystiques ont défini comme un état de sécheresse et que sainte Thérèse a si bien décrit pour l’avoir ressenti. C’est par des voies plus détournées et moins ordinaires que la sève religieuse devait opérer chez George Eliot sa frondaison d’amour et de charité.

Depuis l’âge de seize ans, époque de sa sortie du pensionnat jusqu’en 1849, elle résida à Foleshill auprès de son père, pour lequel elle avait une profonde tendresse. Ce père semble avoir été à tous égards digne de cette affection. « Aujourd’hui encore, dit Mrs Edith Simcox, c’est pour ainsi dire un titre de respectabilité personnelle que de pouvoir dire dans la partie du comté qu’il habita : « Le vieux M. Evans de Griff, oui, je l’ai connu. » Dans son dernier livre, les impressions de sir Theophrastas Such, qui doit être considéré à beaucoup d’égards comme une série d’esquisses de mémoires psychologiques, George Eliot a tracé de son père, sous des traits déguisés, un portrait d’où ressort une honnête figure bourgeoise, pleine de bonhomie, sans prétention ni vanité, avec une pente de caractère en accord très prononcé avec l’esprit de ces comtés du centre dont nous parlions il y a un instant, c’est-à-dire fortement conservatrice. La famille de George Eliot, on le voit, était des plus honorables, mais des plus modestes ; cependant elle a déclaré plusieurs fois que, le choix lui en eût-il été laissé, elle n’aurait pas voulu naître dans une autre condition que celle où le sort l’avait placée, et la raison qu’elle en donnait est trop caractéristique de sa nature pour être omise. C’est le malheur des hautes naissances, pensait-elle, d’isoler les hommes qui leur appartiennent de l’exercice de cette sympathie qui seule peut conduire à l’intelligence positive des diverses classes d’hommes, de leurs véritables besoins et de leurs véritables aspirations. Celui, au contraire, qui appartient à une condition moyenne est mieux placé qu’aucun autre pour