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en commun avec eux. Il paraît s’étonner aussi de l’incroyable liberté avec laquelle certains Américains dénoncent les travers de leurs compatriotes. Est-ce vraiment à la critique étrangère de s’en scandaliser ? Peut-être, après tout, se montrerait-elle moins susceptible si M. James, pour ne parler que de lui, était seulement coupable d’avoir pris quelquefois l’Amérique à partie. Ce que sans doute on lui pardonne avec plus de peine, c’est de n’avoir pas ménagé davantage les Anglais, ni du reste aucun des types européens qui lui sont, grâce à la vie errante qu’il mène, aussi familiers que ceux de son propre pays. Nous en convenons, cette plume élégante et acérée ne pèche ni par l’excès d’indulgence ni par l’optimisme, mais il est difficile de lui refuser d’avoir poussé très loin l’observation de la nature humaine modifiée selon les différens milieux, l’art des portraits, l’horreur de la banalité, une distinction de forme enfin qui semblerait de voir appartenir à quelque artiste consommé du vieux monde plutôt qu’à un pionnier dans le champ si nouvellement défriché de la littérature américaine ? Les lecteurs de la Revue ont déjà pu juger par deux échantillons bien choisis, Eugène Pickering et la Madone de l’avenir, des qualités profondes et subtiles à la fois qui, chez M. James, sont le résultat de l’éducation autant que de l’hérédité.

Né à New-York, fils d’un écrivain bien connu, il eut, contrairement à la tradition qui veut que les débuts littéraires soient durs dans le Nouveau-Monde, toutes les facilités possibles pour se développer dans une atmosphère d’étude et d’intelligens loisirs ; la destinée maligne ne le condamna pas, comme Howells et tant d’autres, à imprimer la prose d’autrui pour vivre avant de pouvoir produire lui-même. Il voyagea dès son enfance en Angleterre, en France et en Suisse, revint étudier le droit à Harvard, habita enfin New-Cambridge, cette Athènes des États-Unis, où presque tous les talens de l’époque ont fait leur nid. Là il publia ses premiers ouvrages, mais les meilleurs ont été écrits en Europe ; Henry James y réside le plus souvent, passant d’Angleterre en Italie, avec quelques haltes à Genève ou à Paris. Sa patrie, qui le voit si peu, lui a longtemps gardé rancune de cet exil volontaire et aussi d’un ouvrage charmant qui a établi, en revanche, sa réputation à l’étranger. Les jeunes filles américaines se sont révoltées contre Daisy Miller, l’audacieuse évaporée qui transporte une flirtation à outrance sur les bords du Léman et sous les ombrages du Pincio, toujours suivie d’une nuée d’adorateurs quand elle ne va pas avec un seul admirer le Colisée au clair de la lune. La porte des maisons respectables finit par se fermer devant elle et ses excès d’indépendance la séparent, pour son châtiment, du seul homme qu’elle se souciât d’aimer. La pauvre folle s’était flattée pourtant de l’amener au contraire, à la jalousie et à la passion en se montrant provocante avec d’autres ;