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Toutes les attentions, en effet, se concentrent sur l’étranger ; on l’interroge, on le met au courant du pays avec un mélange délicieux d’obligeance et de familiarité. Bien qu’une mère vigilante l’ait prémuni contre ces sirènes, peut-être même à cause de cela, le jeune lord Lambeth est captivé dès le premier instant ; miss Bessie le conduit partout dans son petit panier, ils s’égarent ensemble parmi les rochers en tête-à-tête et les questions de miss Bessie sur la vie anglaise sont sans fin. Ce que lui en dit lord Lambeth l’enchante au point qu’elle promet d’aller faire connaissance avec tout cela au printemps suivant. Si lord Lambeth n’était pas le plus modeste des hommes, il pourrait se figurer, étant noble et riche et fils unique, que cette petite Yankee court après lui. Il ne fait point cette injure à Bessie ; cependant un ami qui l’accompagne est moins crédule et avertit par télégramme la duchesse, mère de Lambeth, que son fils lui paraît bien près de perdre la tête ; sur quoi le jeune lord, par télégramme aussi, est rappelé en Angleterre.

Comme elle l’a promis, Bessie y vient à son tour, mais, arrivée à Londres, sa vive intelligence ne peut se refuser à concevoir plusieurs vérités cruelles. Ici les mœurs sont différentes de celles de l’Amérique ; on l’accusera d’avoir suivi lord Lambeth avec le honteux projet de donner la chasse à un titre. Si belle, si bien élevée qu’elle soit, elle n’est pas son égale, selon les inexplicables préjugés de cette société aristocratique, et cependant est-il vraiment supérieur sous le rapport de la culture, de la valeur intellectuelle, du sentiment bien entendu de la responsabilité ? Elle le compare à d’autres, moins brillamment placés sur l’échelle sociale, mais plus instruits, plus réellement distingués que lui, qui devrait avoir des talens à la hauteur de sa naissance ; elle commence à mépriser un peu le rang qui l’avait intéressée en Amérique. La duchesse, d’autre part, s’efforce de la blesser par cette condescendante politesse mêlée d’impertinences voilées que certaines grandes dames prodiguent si facilement aux bourgeois. Bessie déconcerte à force de présence d’esprit et de simplicité cette mère alarmée qui comptait essayer de tous les moyens pour lui faire lâcher prise. Ces moyens se trouveront inutiles. Le départ imprévu des deux voyageuses met fin au roman ébauché, le bon sens de la jeune fille triomphe d’une inclination naissante ; si Bessie a souffert, sa sœur elle-même n’en saura rien.

N’est-ce pas là une contre-partie suffisante de Daisy Miller ? Dans ce récit, néanmoins, comme dans l’autre, l’appréciation est toujours juste, trop quintessenciée peut-être, avec une certaine tendance au dénigrement. Les héros de M. James nous sont montrés tout entiers sous leurs bons et sous leurs mauvais aspects, selon le procédé de George Eliot ; l’impartialité de l’auteur est