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est tout à sa profession, à ses affaires, à son commerce ; il y a très peu de gentlemen purs et simples. Ce rôle de gentleman doit être parfaitement tenu pour avoir du mérite, et je ne suppose pas que vous prétendiez que ce soit toujours le cas dans vos pays. Quand il est mauvais, moins on le rencontre, mieux cela vaut. C’est un peu le cas ici avec les jeunes filles. Vous voyez, je reviens à elles fatalement ! Quand le système d’éducation qu’on leur applique réussit, elles sont les plus aimables du monde ; s’il échoue, au contraire, le désastre est complet : cette méthode qui fait fleurir toutes les grâces des meilleures, empire fatalement les moins bonnes, achève de les pervertir. Il est rare, en un mot, que la jeune Américaine ait des qualités négatives. Quand elle n’est pas accomplie, son exemple est un terrible avertissement ; mais sur vingt cas, il y en a dix-neuf, — parmi les gens qui savent vivre s’entend, et je n’indique pas la proportion de ceux-ci, — où le résultat est heureux.

Nos filles ne sont pas timides ; pourquoi le seraient-elles ? Rien n’est de nature à les effrayer. Le système démocratique prive les gens de ces armes que chacun n’est pas admis à posséder également. Je ne connais personne de formidable ; on n’est ni mauvais, ni cruel. Nul n’est tenté de remettre son voisin à sa place, nul n’a de revanche à prendre ; chacun peut s’asseoir à son aise, sans en laisser un autre debout. La bonhomie naturelle et l’égalité sociale suppriment les triomphes insolens d’un côté et les griefs amers de l’autre. L’impertinence n’existe presque pas.

Vous direz que je décris une société bien monotone, où il n’y a ni grandes figures ni grands succès. Vous y êtes, ma chère, il n’y a pas de grandes figures. L’occasion d’en être une ferait faute à tout Européen et vous seriez bien attrapée, vous qui vous complaisez dans le spectacle des grandeurs. Si vous voulez m’en croire, ne revenez jamais ici, car les petites gens en somme vous manqueraient plus encore que les grands. Tout le monde est de taille moyenne. Les plus importans personnages semblent manquer de dignité. Ils sont très bourgeois ; ils font des plaisanteries inoffensives, des calembours à l’occasion ; ils sont trop bons enfans ; ils manquent de style ; les hommes du moins, car les femmes, agitées d’ailleurs et bavardes, en apportent une bonne dose dans leur coiffure ; mais elles n’en ont que là. Moi, je me console avec la bonhomie. On est ici plus démonstratif qu’en Angleterre, c’est un plaisir pour qui n’est personne, à proprement parler, de sentir monter sa valeur en rentrant dans ce pays. On vous accorde plus d’attention et on pense à vous davantage, on vous parle, on vous écoute… les hommes, dis-je, vous écoutent, car les femmes ont le défaut d’interrompre à chaque instant ; elles ont la repartie trop vive, j’imagine, trop de verve et d’idées… mais ce ne sont pas toujours des idées,