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continue dix années de suite ; ensuite si elles n’ont pas rencontré le mari, elles y renoncent et font place à leurs cadettes, le nombre des femmes étant énorme. Pas de salons, pas de société, pas de conversations. Les gens ne reçoivent point chez eux ; voilà pourquoi ces demoiselles ont à chercher le mari où elles peuvent. Il n’y a aucune honte à ne pas le trouver ; on va et vient tout de même, poussée par la force de l’habitude, par l’amour du mouvement, sans espoir, sans regrets, sans imagination, sans aucune sensibilité, sans rêverie couvert. Nous avons fait plusieurs voyages, aucun de moins de trois cents milles. D’énormes trains, d’énormes wagons avec lits et lavabos, et des nègres qui vous brossent à coups redoublés comme si vous étiez un cheval. Une activité vertigineuse, un perpétuel fracas, une foule compacte de gens qui ont l’air harassé, parmi eux un gamin qui vous lance des brochures et des bonbons… voilà un voyage américain. Les fenêtres des wagons sont énormes comme tout le reste, mais à quoi servent-elles ? Il n’y a rien à voir ! La campagne est vide, sans caractère, sans détails ; aucun objet ne vous révèle que vous êtes dans un lieu plutôt que dans un autre. De fait, vous êtes partout ; le train fait cent milles à l’heure. Toutes les villes se ressemblent ; de petites maisons qui ont dix pieds de haut ou de grandes qui en sont deux cents, des poteaux télégraphiques, des enseignes gigantesques, des trous dans le pavé, des océans de boue, des commis voyageurs, des demoiselles à la chasse du mari. D’autre part, ni mendians ni cocottes. Une médiocrité colossale, sauf, au dire de mon beau-frère, en ce qui concerne les machines, qui sont admirables. Naturellement aucune architecture : leurs maisons sont faites de bois et de fer ; point d’art, point de littérature, point de théâtre. J’ai ouvert quelques-uns des livres, mais ils ne se laissent pas lire ! Aucune forme, aucun fond, ni style, ni idées générales ; on dirait que tout est écrit à l’intention des enfans et des jeunes personnes. Ceux dont on fait le plus d’éloges sont les livres facétieux ; ceux-là se vendent par milliers d’éditions. J’ai parcouru les plus vantés, mais on fait bien de nous avertir qu’ils sont amusans : figurez-vous des plaisanteries de croquemort !

Ils ont un romancier avec des prétentions à la littérature, qui traite de la chasse aux maris et des aventures de riches Américains dans notre vieille Europe corrompue, où leur candeur toute primitive fait honte aux Européens[1] ; c’est proprement écrit, mais si pâle ! Ce qui n’est point pâle, ce sont les journaux, énormes comme tout le reste (cinquante colonnes d’annonces), et pleins de commérages sur le continent… Quel ton, grand Dieu ! Les personnalités, les récriminations s’y entre-croisent comme autant de coups de

  1. Henry James lui-même.