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capitaliste à dépouiller. Au temps où il a fallu combattre les rebelles Taï-Pings, l’armée dite régulière n’a été d’aucune utilité. Les milices locales, les engagés volontaires européens ou américains, les yung ou Braves, qui correspondent aux mercenaires des anciennes armées d’Occident, se sont seuls battus, et, seuls, ils ont réprimé l’insurrection. Même instruite et bien exercée, l’armée chinoise, en raison de son organisation actuelle, ne peut rendre de grands services. La mobilisation présenterait les plus grandes difficultés, car il n’y a en Chine ni intendans, ni état-major, ni commandant en chef.

Supposons qu’il y ait dans chaque province ce qu’il devrait y avoir, c’est-à-dire de 30,000 à 50,000 hommes. Ils seront, comme ils le sont aujourd’hui, divisés en trois ou quatre corps, ayant chacun un chef spécial, et allant où bon leur semble. Si leur paie leur est versée régulièrement, ils se contenteront de la dépenser sans rien faire ; se fera-t-elle mal ou pas du tout, ils vivront de pillage. Ajoutez à cela qu’on ne les réunit jamais pour les exercer ; qu’ils n’ont ni matériel de campement, ni bagages, et qu’ils vivent la plupart du temps dans des huttes en terre élevées ou construites par eux-mêmes. Quels services une telle armée pourrait-elle rendre en temps de guerre ? Évidemment aucun. Cet état de choses se modifiera sans doute dans un temps plus ou moins rapproché, car la Chine, se croyant menacée par le Japon en Corée, par les Russes au Kouldja et à tort par nous au Tonkin, ainsi que nos ennemis le lui insinuent, la Chine, disons-nous, ne peut tarder à opérer des réformes ; mais quand se feront-elles, dans un pays où l’on ne tolère même pas la construction d’un chemin de fer de quelques kilomètres ? Et puis, comment admettre que l’Europe ne sera pas toujours supérieure à l’Asie dans ses moyens d’attaque et de défense ? Notre sécurité nous fait une loi impérieuse de la devancer sous ce rapport ; si nous venions à l’oublier, bientôt l’Occident disparaîtrait comme autrefois sous une nouvelle invasion de barbares.

Rien de plus opportun, pour notre thèse, que ces sages paroles prononcées par M. Renan en Sorbonne il y a très peu de jours : « La science est l’âme d’une société, car la science, c’est la raison. Elle crée la supériorité militaire et la supériorité industrielle. Elle créera un jour la supériorité sociale, je veux dire un état de société où la quantité de justice qui est compatible avec l’essence de l’univers sera procurée. La science met la force au service de la raison. Il y a, en Asie, des élémens de barbarie analogues à ceux qui ont formé les premières armées musulmanes et ces grands cyclones d’Attila et de Gengiskhan, mais la science leur barre le chemin. Si Orner, si Gengiskhan avaient rencontré devant eux une bonne artillerie, ils n’eussent pas dépassé les limites de leur désert.