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Tüttlingen, où l’on faisait la débauche, se saisit du parc laissé sans garde hors des murailles, tourna notre canon sur la place et y pénétra aussitôt. Il y eut peu de morts. Tous les généraux, bon nombre d’officiers et de soldats furent faits prisonniers ; on mit les premiers à rançon, tout ce qui était « troupe » fut incorporé par l’ennemi et forcé à prendre parti. Plusieurs régimens de cavalerie et quelques fuyards de l’infanterie gagnèrent Brisach. Rantzau fut en grand péril : au moment où le duc de Lorraine lui donnait permission d’aller à Paris traiter de la rançon des prisonniers, l’empereur le réclamait pour lui faire son procès comme rebelle. Il s’en tira assez vite et plus facilement qu’il ne le méritait. Sirot, qui était aussi prisonnier, mais qui presque seul avait conservé son sang-froid dans le tumulte et tenté quelques efforts pour organiser la résistance, fut moins heureux et resta deux ans entre les mains de l’ennemi.

Le corps de Guébriant sortit de Rottweil au milieu de la confusion causée par la déroute de Tüttlingen. Rotrou, son secrétaire, frère cadet du poète, qui à la première nouvelle de la blessure, avait quitté Paris avec deux chirurgiens célèbres, Bertreau et d’Alencé, ne put dépasser Brisach. Le corps y arrivait en même temps ; le carrosse sur lequel on l’avait mis à Rottweil s’étant rompu dans les montages, il arriva jeté sur un mulet, à peine escorté de quelques cavaliers. D’Erlach le reçut dignement et l’expédia aussitôt à Paris. — Le nom du vainqueur de Kempen, du sauveur de Brisach, du héros de tant d’entreprises difficiles, est moins connu „ que celui de maint général médiocre ou d’égoïstes agitateurs ; peu de Français de nos jours savent ce que la patrie lui doit. Simple gentilhomme de province, étranger aux intrigues de cour ou de cabinet, servant au loin, sans relâche, dévoué, modeste, austère dans ses mœurs, sincèrement religieux, il tient peu de place dans les chroniques amusantes. Comme il ne demandait pas, on ne lui fit guère de largesses ; le seul présent qu’il reçut fut la rançon du général en chef Lamboy, son prisonnier, qu’on lui abandonna après Kempen ; encore eut-il plus de mal à la toucher qu’à prendre une place. Il mourut pauvre. La postérité l’ignore ou à peu près. Ses contemporains l’admirèrent un moment ; le roi, qu’il avait si bien servi, voulut honorer sa mémoire par la pompe inusitée des funérailles, qui furent célébrées dans notre antique cathédrale, en présence des princes du sang, des cours souveraines et de tous les dignitaires de l’état. Le vaillant soldat, l’habile général, le patriote, l’homme de bien, qui avait donné l’Alsace à la France et qui était mort pour la lui conserver, fut enseveli royalement à Notre-Dame de Paris.


HENRI D’ORLEANS.