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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 57.djvu/400

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et c’est, même si peu ce que l’on appelle un caractère que c’est justement ce que l’on opposera bientôt aux caractères sous le nom de condition. Turcaret, par ses origines, — et que d’ailleurs Le Sage ait ou non passé par la ferme générale, — est sorti tout entier du Bourgeois gentilhomme et de la Comtesse d’Escarbagnas, deux des rares comédies de Molière qui soient de vraies esquisses de mœurs ; et, comme la Comtesse d’Escarbagnas ou comme le Bourgeois gentilhomme, il faut avouer que Turcaret n’est pas une comédie de caractères, mais de mœurs. Le Sage a d’abord élargi l’esquisse, il a ensuite ramené l’audacieuse caricature du maître aux proportions de la réalité, il a enfin pris d’un air plus sérieux ce qui dans la Comtesse d’Escarbagnas et le Bourgeois gentilhomme avait été traité plutôt en badinant ; mais l’espèce et le genre sont demeurés dans Turcaret ce qu’ils étaient dans l’œuvre de Molière. Ce qui fait la valeur de Turcaret, c’en sont les mœurs.

Elles sont mauvaises, mais elles sont fortes ; elles sont ignobles, mais elles sont fidèles. Et, puisque nous en sommes à réviser l’opinion consacrée, ne se tromperait-on pas encore de voir dans Turcaret une satire uniquement dirigée contre les gens d’argent ? Car enfin, comme on en avait fait la remarque, dans le temps même de son apparition au théâtre, n’est-il pas vrai que, parmi les intrigantes qui le pillent et les effrontés qui le bernent, le moins malhonnête homme, c’est presque M. Turcaret ? En tout cas, ce monde interlope qui fait la débauche aux dépens de ce sac d’argent, — cette baronne qui le ruine si galamment, ce chevalier de lansquenet qui la tient elle-même sous contribution, ce marquis de la Tribaudière, toujours entre deux vins, Frontin et Lisette, Marine et Flamand, Mme Jacob elle-même, la fille du maréchal de Domfront, et Mme Turcaret, la fille du pâtissier de Falaise, — tous tant qu’ils sont, ne sont-ils pas peints de main de maître, avec la même vigueur et justesse de touche que M. Turcaret, raillés, comme lui, avec la même âpreté satirique, copiés, comme lui, d’après le vif des mœurs contemporaines, qui courent à grands pas aux mœurs de la régence ? et pourquoi, dans ce tableau de la fin d’un siècle ou du commencement d’une décadence, ne veut-on décidément reconnaître et voir que le seul personnage du traitant ? Non ! Turcaret n’est pas, comme on le dit, la dernière des grandes comédies de l’école de Molière. Bien loin de là ! C’est la première de nos comédies de mœurs, ou du moins, — car il faut faire aussi leur part aux Dancourt et aux Dufresny, — c’en est le chef-d’œuvre, au XVIIe siècle ; l’expression supérieure, et abrégée, de tout ce que l’on avait, depuis vingt-cinq ans, tenté dans le même genre et vainement essayé d’attraper.

On voit dans quel milieu, sous quelles influences littéraires, à