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Bonaparte vaporeux, châtain, presque blond, — un Bonaparte à la cruche cassée. Mais l’attribution soulève bien des doutes. Est-il vraisemblable que le vieux maître, à l’apogée de sa gloire, ait été chercher à La Fère le pauvre sous-lieutenant inconnu ? J’indique seulement cette réserve chagrine ; ne disputons pas au public son plaisir, associons-nous à son émotion. Trois portraits sont là, côte à côte ; le premier, le Greuze, puisque Greuze on veut, c’est le grand rêve flottant encore dans l’espoir des vingt ans ; mais quelle maturité de réflexion sur ces traits juvéniles, quelle décision dans les lignes du visage, quelle calme possession dans ce regard, jeté sur l’avenir comme un regard de jeune aigle, fixé déjà sur les rayons du soleil d’Egypte ! Ce ne sont pas les chimères accoutumées de cet âge, des visions de femmes et d’amours, qui battent sous ce front : ce sont des prises d’hommes et de mondes. Et comme cette tête est trop tendre et trop étroite pour l’idée qu’elle contient, David la prend, l’agrandit et la durcit, dans l’ébauche voisine ; son crayon la fixe sur la toile comme un ciseau dans du marbre ; elle devient le masque mémorable du général de Marengo, du jeune dieu de victoire, avec la pureté grecque des lignes et l’audace française du regard, insoutenable, dominateur ; jamais il ne sera plus fier, jamais il ne sera si beau ; le col se hausse et le front s’élargit à la mesure d’une couronne ; pourtant il ne se sent pas assez vaste encore, il échappe à David, inachevé, avant que les crayons aient pu saisir le buste et les pinceaux colorer cette apparition d’un moment. Un autre peintre, Pagnest, reprend ce visage, l’amplifie à nouveau et l’établit dans toute sa puissance ; ce n’est plus Bonaparte, c’est Napoléon, c’est l’empereur. César romain, toujours superbe, mais déjà lourd de victoires et de pouvoir, un peu gras, un peu jaune, un peu las du poids du monde ; le col s’affaisse, la paupière est plus pesante, le regard plus éteint ; il ne se lève plus vers le soleil d’Egypte et d’Italie, il descend sur les neiges de Russie et les brumes de Waterloo. Non, rien n’est saisissant comme la progression de ce visage, que les peintres se passent, sans pouvoir l’arrêter et le fixer dans sa fortune changeante ; c’est l’incarnation vivante des vers du poète :


… du premier consul déjà par maint endroit
Le front de l’empereur brisait le masque étroit.


Un de ces derniers matins, je m’amusais à suivre le garde républicain qui venait de prendre le service d’ordre au palais des Beaux-Arts. Le brave soldat erra d’abord dans les salles, promenant sur les tableaux ces yeux indifférens, étonnés, un peu timides, que chacun a pu remarquer chez les visiteurs populaires du Louvre. Il