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pas davantage aux droits régaliens vraiment énormes que l’on attribue à cette dynastie d’hommes divinisés. Mais nous trouvons là et nous voulons constater un état de l’imagination contemporaine, une vue sur l’avenir qui n’est ni unique, ni même rare parmi Les savons. Comment s’en arrangera, la démocratie moderne, si jalouse de liberté et plus encore d’égalité, nous n’en savons rien. Acceptera-t-elle cette loi de sélection scientifique qui rétablit les inégalités sociales dans toute leur rigueur, comme la condition du progrès, avec la sanction d’une fatalité qui est celle des lois de la nature ? Il semble bien qu’il y ait antipathie de tempérament comme de doctrine entre l’école démocratique et l’école de Darwin. Si le divorce n’a pas encore éclaté, cela tient, ou bien à une affectation d’ignorance invraisemblable de la part d’une démocratie qui se prétend scientifique, ou bien à une complicité de silence concertée par les habiles pour n’avoir pas à s’expliquer sur des points délicats et laisser croire le plus longtemps possible que l’accord règne entre les maîtres du pouvoir actuel et ceux qu’on proclame comme les maîtres de la pensée contemporaine. Et pourtant, infailliblement, ceci tuera cela, si le darwinisme a raison.

Pour nous, qui ne sommes pas liés par les mêmes engagemens, et qui gardons dans ces grands conflits d’idées la liberté de notre jugement, nous avouons ingénument que, malgré notre goût pour la science, nous ne verrions pas sans terreur l’avènement de cette dictature d’un nouveau genre, quelque atténuée qu’elle fût dans la pratique. Que l’on rende les plus grands honneurs aux savans qui illustrent un pays, qu’on les comble de richesses, si l’on veut, pour les mettre à l’abri de soucis vulgaires, dans les conditions les plus favorables aux grandes expériences dont dépendent les découvertes, et pour lesquelles il ne faut jamais qu’une nation lésine (car ce serait lésiner, avec sa fortune ou sa gloire), je l’accorde et de tout cœur j’y applaudis. Sortons de l’abstraction et rentrons dans les faits. Que l’on appelle au sénat quelques-uns d’entre eux qui puissent éclairer le législateur sur des questions spéciales, soit. Mais je me défierais beaucoup d’une chambre uniquement recrutée de cette façon. L’esprit scientifique et l’esprit politique ne marchent pas toujours du même pas ; les méthodes diffèrent : la science cherche l’universel et le nécessaire dans les lois ; la politique cherche le possible dans les transactions. Les aptitudes, diffèrent également. On esprit excellent dans le laboratoire peut être un esprit incurablement faux dans une commission législative ; il peut y apporter une raideur et une logique absolue qui peuvent faire beaucoup de mal. Supposez une oligarchie scientifique régissant souverainement un peuple : on peut à peine imaginer de quelle expérience elle pourrait s’aviser sur ses