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sont qu’une race de paresseux et d’endormis {socors et somniculosum genus). Le malheureux ne connaissait sans doute la campagne que par les jardins si bien soignés des environs de Rome. Quand il arriva dans la Sabine et qu’il vit ces champs en friche qu’on lui donnait à cultiver, il se crut tombé dans un lieu sauvage et pria qu’on le laissât partir au plus vite. Horace lui-même, malgré l’affection qu’il porte à sa propriété, n’en a pas exagéré les mérites. La terre, nous dit-il, est loin d’y être aussi fertile que dans la Sicile ou la Sardaigne ; les troupeaux n’y viennent pas si bien que dans la Galabre ; les vignes surtout y sont fort inférieures à celles de la Campanie. Ce qu’il loue sans réserve, c’est la température, qui est égale en toute saison, ni trop froide pendant l’hiver, ni trop chaude en été. À propos de cette qualité, il ne tarit pas d’éloges, et l’on comprend bien qu’il y soit très sensible. Est-il un plus grand plaisir, quand on quitte la fournaise de Rome, que de se réfugier dans une retraite charmante où l’ombre des grands arbres et le vent frais des montagnes permettent au moins de respirer ?

Je remarque aussi qu’il n’a jamais vanté avec excès la beauté du pays qui entourait sa maison de campagne. Les préventions du propriétaire ne l’égarent pas jusqu’à le comparer aux sites célèbres de l’Italie, à Baïes, à Tibur, à Préneste. Baies, nous dit-il, est une des merveilles du monde ; on ne trouve ailleurs rien d’aussi beau :

Nullus in orbe locus Baiis prælucet amœnis.


Préneste aussi est un endroit admirable, d’où l’on jouit d’une des vues les plus variées et les plus larges qu’on puisse imaginer. Horace s’y plaisait beaucoup et y retournait souvent. Il faut avouer que la vallée de la Licenza n’a rien de semblable, et je ne serais pas surpris qu’un voyageur qui viendrait de Palestrina ou de Tivoli n’éprouvât quelque mécompte en y arrivant. C’est sa faute et non celle d’Horace, qui n’a pas voulu nous tromper. Si notre attente n’est pas d’abord tout à fait remplie, ne nous en prenons qu’à nous-mêmes. Nulle part il n’a prétendu que cette petite vallée solitaire fût le plus beau lieu du monde, comme il fait pour Baies ; il nous dit simplement qu’il y a été heureux. Est-il donc indispensable, pour être heureux, d’avoir sans cesse un horizon immense devant soi et de vivre dans une extase perpétuelle ? Il ne faut rien exagérer en aucun sens ; si le site de la vallée Sabine n’est pas comparable à celui des beaux pays dont je viens de parler, il est pourtant fort agréable dans ses petites proportions. J’ajoute que bien des choses ont dû changer depuis l’antiquité. Les montagnes sont nues aujourd’hui ; elles étaient autrefois couvertes d’arbres. Pour me figurer l’aspect qu’elles devaient avoir, j’y place par la pensée cet admirable petit bois de