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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 57.djvu/786

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REVUE DES DEUX MONDES.

IV.

La villa de la Sabine, qui tient tant de place dans la vie d’Horace, n’en occupe pas moins dans l’histoire de la littérature. Depuis le jour où Mécène en a fait cadeau à son ami, cette maison tranquille, avec son jardin, sa source voisine et son petit bois, est devenue comme un idéal vers lequel les poètes de tous les temps ont toujours eu les yeux tournés. Ceux de Rome cherchaient à se le procurer de la même façon qu’Horace : ils s’adressaient à la générosité des gens riches et tâchaient de les piquer d’honneur par leurs vers. Je n’en vois pas à qui ce métier ait paru répugnant, et Juvénal lui-même, qui passe pour un républicain fougueux, a proclamé qu’il n’y a d’autre avenir pour la poésie que la protection du prince. C’est aussi l’opinion de son ami Martial, et il en a fait une sorte de théorie générale qu’il expose avec une naïveté singulière. Il y a, selon lui, une recette sûre pour faire éclore les grands poètes : il suffit de les bien payer.

Sint Mœcenates : non doerunt, Flacce, Marones.


Si Virgile fût resté pauvre, il n’aurait rien fait de mieux que les Bucoliques, heureusement il avait un protecteur libéral, qui lui dit : « Voilà la fortune, voilà de quoi te donner tous les agrémens de la vie : aborde l’épopée. » Aussitôt il composa l'Énéide. La méthode est infaillible et le résultat assuré. Le pauvre poète aurait bien souhaité qu’on en fît l’application sur lui ; il ne demandait pas mieux que de devenir, au plus juste prix, un homme de génie. Aussi usat-il sa vie à s’offrir successivement à tous les protecteurs ; aucun n’accepta de faire l’expérience : le temps des Mécènes était passé.

Il ne manque pas de gens que cette bassesse indigne et qui croient devoir faire à ce sujet des tirades vertueuses ; ils commencent par attaquer Martial et finissent par atteindre Horace. On leur a déjà répondu plus d’une fois que ce qu’ils appellent une bassesse n’était qu’une nécessité[1] ; on a fait voir que la littérature alors ne donnait pas de quoi vivre à ceux qui la cultivaient. Jusqu’à l’invention de l’imprimerie, on ne pouvait pas avoir une idée nette de ce que nous appelons le droit d’auteur. Une fois qu’un livre était publié, il appartenait à tout le monde. Rien n’empêchait ceux qui se l’étaient procuré de le faire copier autant de fois qu’ils le voulaient et de mettre en vente les exemplaires dont ils ne se servaient pas. Le

  1. On peut voir surtout ce que dit à ce sujet Friedlender, dans son Histoire des mœurs romaines. On trouvera des renseignemens curieux dans le ive volume de la traduction française.