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ver à lui-même sa liberté. Pour la conserver intacte, il est prêt à rendre tout ce qu’il a reçu : ciincta resigno. La maison de la Sabine elle-même lui semblerait payée trop cher par le sacrifice de son repos et de son indépendance, a Quand on voit, dans un échange, que ce qu’on reçoit vaut moins que ce qu’on donne, il faut laisser au plus vite ce qu’on a pris et reprendre ce qu’on a laissé. » À ce ton résolu. Mécène comprit que la décision d’Horace était prise et ne renouvela pas ses exigences. En somme, la conduite du poète en cette circonstance était aussi habile qu’honorable. Il savait que l’amitié demande une certaine égalité entre les personnes qu’elle lie. En se préservant de complaisances exagérées, en veillant sur sa liberté, en maintenant avec un soin jaloux la dignité de son caractère, il s’élevait à la hauteur de celui qui l’avait comblé de ses bienfaits. C’est ainsi que fut chargée la nature de leurs relations et qu’au lieu de rester son protégé, il devint son ami. — Il faut avouer que les poètes de l’époque suivante n’ont pas imité cet exemple. Ils se sont contentés d’accabler les grands personnages qui les protégeaient de flatteries et de bassesses. Faut-il s’étonner que ceux-ci, se voyant regardés comme des maîtres, les aient traités en serviteurs ?

V

Il est bien fâcheux qu’Horace, qui nous a décrit avec tant de détails l’emploi de ses journées pendant qu’il restait à Rome, n’ait pas cru devoir nous dire aussi clairement comment il passait sa vie à la campagne. La seule chose que nous sachions avec certitude, c’est qu’il y était très heureux. Il goûtait, pour la première fois. le plaisir d’être propriétaire. « Je prends mes repas, disait-il, devant des dieux Lares qui sont à moi : Ante Larem iJroprium vescor ! « Avoir un foyer, des dieux domestiques, fixer sa vie dans une demeure dont on est le maître, c’était le plus grand bonheur qui pût arriver à un Romain ; Horace avait attendu d’avoir plus de trente ans pour le connaître. Nous avons vu que son domaine, quand il en prit possession, était fort négligé et que la maison tombait en ruine. Il lui fallut d’abord bâtir et planter ; ne l’en plaignons pas, ces soucis ont leurs charmes : on aime mieux sa maison quand on l’a construite ou réparée, on s’attache à sa terre par les soins mêmes qu’elle vous coûte. Il y venait toujours avec plaisir et le plus souvent qu’il pouvait. Tout lui servait de prétexte pour quitter Rome : il y faisait trop chaud ou trop froid ; on approchait des saturnales, époque insupportable de l’année, où toute la ville était en l’air ; c’était le moment de terminer un ouvrage que Mécène réclamait avec insistance : or le moyen de rien faire de bon à Rome, où les