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travail. Affranchi de celui-ci, de cette première gêne, vous êtes affranchi de tout le reste. Qui donc se plaignait d’être


Venu trop tard dans un siècle trop vieux !


Un philosophe, mieux avisé que le poète, disait récemment après dîner : « C’est égal, il est bon de vivre dans un siècle de décadence. » Loin d’être né trop tard, vous êtes né à temps ; un peu plus tôt était trop tôt. Il y a quinze ans, M. de Camors, secouant le joug de la vertu, s’imposait la règle de l’honneur ; mais l’honneur, en bien des cas, n’est pas plus accommodant que la vertu, et la vie n’est pas plus facile sous le régime de l’un que de l’autre ; on s’en est aperçu. Dix ans après Camors, le duc de Mora disait à son camarade Montpavon : « L’honneur ! c’est un bien grand mot, disons la tenue, cela suffit. » Et voici que « la tenue » même se fait de plus en plus relâchée ; pour manquer à « la tenue, » que ne faut-il pas faire ? Au demeurant, on n’est guère plus gêné, à présent, par la passion que par le devoir ; on n’a pas de famille, mais si l’on aime, — cela s’appelle encore aimer, — on aime hors du monde par paresse ou dans le monde par économie, et là comme ici, par désœuvrement et vanité. Le désœuvrement amusé, la vanité satisfaite, on porte auprès d’une autre son économie ou sa paresse, qu’on n’a pas la peine de porter loin : ce train de vie est un train de plaisir, à stations rapprochées, qui va doucement sur une voie polie ; si parfois il écrase quelqu’un, les voyageurs sentent une légère secousse et continuent : sont-ils des assassins ?

Cependant la vie facile a de ces cahots qui déconcertent le voyageur, qui le rejettent sur les côtés du chemin, parmi les cailloux et les ronces, ou, pour parler sans métaphore, parmi les devoirs entre lesquels il comptait toujours glisser ; — à moins que le choc ne le fasse rebondir sur la voie et ne le précipite seulement, comme emporté par un train « fou, » vers une catastrophe finale. Le chroniqueur et le romancier peuvent s’amuser à suivre l’allure ordinaire de cette vie ; mais, seuls, les accidens dont je parle déterminent les crises d’âme où le dramaturge trouve la matière de ses drames. Parmi ces accidens, lequel sera le plus simple et le mieux choisi pour interrompre les facilités de l’existence, lequel sera le plus critique et donnera la meilleure occasion de voir à plein le caractère d’un homme et de prononcer sur son avenir, sinon le brusque rappel de cet homme au plus élémentaire des devoirs naturels et sociaux, à celui dont sa méthode d’existence devait d’abord l’écarter, au devoir paternel ? Pour un homme qui mène ou que mène ce train de vie, quoi de plus gênant qu’un enfant, et surtout qu’une fille ? Quel événement plus favorable aux intentions de l’observateur que l’apparition de cette fille ? quelle expérience plus propice que cette surprise aux besoins du dramaturge ?