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l’ont adopté pour patron. La vente des catéchismes et des estampes de piété lui rapporta quelque argent. Il quitta Gibraltar et vint s’établir à Grenade, qui avait encore un renom de capitale ; il y ouvrit une boutique pour continuer son commerce ; il avait alors quarante-trois ans et allait subir la commotion mentale d’où sa vocation devait naître.

Un jour, — on fixe la date, le 20 janvier 1539, — après avoir entendu à l’église de Saint-Sébastien un sermon prêché par Jean d’Avila, qui avait alors grande réputation, Jean Ciudad fut saisi d’un transport de pénitence. Il confessa ses péchés à haute voix, se roula dans la poussière, s’arracha la barbe, déchira ses vêtemens, courut à travers les rues de Grenade, implorant la miséricorde de Dieu, suivi des enfans, qui criaient : « Au fou ! » Il entra dans sa librairie, lacéra les livres profanes qu’il possédait, distribua gratuitement les livres de piété, donna, à qui en voulut son argent, ses meubles, ses vêtemens et resta en chemise, se frappant la poitrine, s’accusant et demandant à tous de prier pour lui. La foule s’était amassée et l’escorta de ses rumeurs jusqu’à la cathédrale, où, à demi nu, il recommença ses vociférations et ses éclats de désespoir. Le prédicateur Jean d’Avila, prévenu de la conversion éclatante que sa parole avait provoquée, écouta la confession du pauvre homme, le réconforta, ne lui épargna pas les conseils, qui paraissent avoir produit peu de résultat, car, en le quittant, Jean Ciudad alla se vautrer dans un bourbier sur la place publique, et, souillé de fange, il se reprit de plus belle à proclamer ses péchés. On lui jetait des pierres et de la boue, on le huait ; la populace s’en amusait, et, comme toute populace est cruelle, elle le maltraitait. Quelques personnes en eurent pitié et le conduisirent à l’hôpital royal, dans le quartier des fous.

La thérapeutique des aliénistes de ce temps-là était peu avancée. Croyait-on à la folie ? Je ne sais, mais, à coup sûr, on croyait au diable. Ce n’est pas la maladie qui agite le malade, c’est le démon qui s’agite dans le possédé. : donc chassons le démon, et le possédé sera dépossédé. Quel moyen ? Frapper le démon jusqu’à ce qu’il abandonne le corps dont il s’est emparé. On battait le corps à tour de bras et l’on était surpris qu’un démon pût résister à tant de souffrances. C’est que le démon n’est jamais seul, il est légion. Au XVIe siècle, Jean Weïer les dénombrera et en comptera plusieurs millions ; au XVIIe siècle, Michaëlis, exorciste employé dans l’affaire Gaufridi, reconnaîtra en avoir chassé six mille cinq cents et plus du corps de Madeleine Mandols. On soumit Jean Ciudad au traitement « à la mode ; » on le lia pour qu’il ne pût se soustraire aux coups de fouet à l’aide desquels on essayait de le débarrasser de