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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/154

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ses ministres, le sénat et le conseil. La femme, à vrai dire, paraissait moins admirable que la souveraine ; mais les Russes, au sortir du règne d’Elisabeth, ne condamnaient pas pour si peu ; ici encore, le temps et l’habitude avaient fait leur œuvre. Ces jeunes officiers, de qui les privautés avec la tsarine pouvaient scandaliser au début, étaient devenus des capitaines chargés d’ans et de gloire, les aigles de Catherine, comme disait le peuple. Orlof avait anéanti la flotte turque à Tchesmé, Poniatowski était roi, Potemkine venait de créer la Nouvelle-Russie. De longs services avaient bien légitimé les dignités et les fortunes qu’ils tenaient de l’amour.

Ainsi voyaient et jugeaient le peuple, l’armée, les fonctionnaires et le menu monde de la cour, tout ce qui regardait de loin et d’en bas. Pourtant, il faut citer, à l’encontre d’une opinion si établie, l’opinion de quelques esprits observateurs et chagrins, qui voyaient de très haut et de très près, possédaient une information étendue et tenaient le fil des manèges de cour. Rostoptchine était le plus marquant de ce petit groupe ; on sent, dans ses critiques, l’humeur d’un fâcheux qui ne sait pas accoutumer son âme à souffrir ce que font les hommes à la cour ; n’oublions pas que l’impitoyable comte était, comme Saint-Simon, un mécontent à qui l’on tenait rigueur et qui attendait tout du règne à venir. Ces réserves acquises, je résume son impression d’ensemble et ses colères quotidiennes. A l’entendre, tout va en empirant, les ressorts de l’état s’énervent et le cynisme des favoris ne connaît plus de bornes, durant ces dernières années d’un long règne, chancelantes comme la vieillesse, tristes comme l’approche de la mort. La discipline est perdue dans les armées, les concussions dépassent toute croyance. En Pologne, « on ne peut se faire une juste idée des troupes et des officiers : ce sont toujours les mêmes hommes, mais dénués d’âme, devenus plutôt voleurs de grand chemin que soldats. Je ne sais si vous êtes bien instruit des horreurs qui se commettent à Varsovie. On enlevait des femmes à leurs maris et des filles à leurs pères sans que le droit de se plaindre leur fût accordé. Les paysans étaient pillés, poussés au désespoir, et des nobles se voyaient traités pire que leurs esclaves. Avant-hier on a distribué à soixante-deux personnes cent neuf mille paysans polonais. Le comte Zoubof en a eu treize mille d’un revenu de 100,000 roubles en argent blanc, les maréchaux Roumiantzof et Souvorof chacun sept mille, etc.[1]. » Au Caucase, « on dénonce les horreurs commises par le général Paul Potemkine. Les cruautés des Espagnols dans le Nouveau-Monde et des Anglais aux Indes ne sont rien en comparaison de notre philosophe militaire, qui s’est occupé à

  1. Lettres à Vorontzof, passim. Ces lettres sont écrites en français.