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compte pas et le favori le lui fait sentir. — Pillages, turpitudes, déclin des âmes et des choses, basses espérances édifiées sur des fondemens ruineux, c’est tout ce que voit notre censeur.

Voilà une déposition terrible et qui semble infirmer le jugement que j’esquissais tout à l’heure. Qui faut-il croire ? demandera le lecteur désorienté. Je le prie de se rappeler les époques qu’il a le mieux étudiées, ou plus simplement de se reporter à ce qui l’environne ; il voudra bien reconnaître que, sur la chose publique, il y a autant d’appréciations que d’humeurs individuelles ; quelle est la bonne ? Chacun répond : C’est la mienne, et je ne sache pas qu’on ait encore trouvé un juge supérieur pour départager nos différends. Plus tard, beaucoup plus tard, la postérité est ce juge ; elle établit une moyenne équitable d’après les résultats qui demeurent et en se souvenant que les gouvernemens, comme les hommes, ne sont jamais ni si beaux ni si laids que les ont peints les passions du jour. Qu’il s’agisse de Louis XIV ou de Catherine II, elle admet qu’un Saint-Simon et un Rostoptchine ont pu être cruellement vrais en dévoilant ce que le premier appelait « la mécanique de la cour, » et, d’autre part, elle décide qu’en dépit des maîtresses, des favoris, des abus, ce furent d’utiles et glorieux souverains ceux qui affermirent leur état, instituèrent des lois fécondes, suscitèrent autour d(eux de vaillantes plumes et de vaillantes épées. Ceci revient à dire que, S’il n’y a pas de grand homme pour ses familiers, il n’y a pas de grand monarque pour ses courtisans, surtout pour ceux qui ne sont pas pourvus ; et néanmoins, il y a de grands règnes pour les peuples. On peut affirmer hardiment que le règne de Catherine fut un de ceux-là. — Au surplus, je ne viens pas ici plaider une thèse ni faire de l’histoire, au sens rigoureux du mot ; je voulais me borner à la chronique, rentrer dans le milieu contemporain, respirer l’air de la cour, épouser à tour de rôle les sentimens divers, le respect et la confiance des masses, le scepticisme des grands, enfin mesurer de tous côtés la place que tient cette femme, pour mieux ressentir l’effet produit sur tous par le coup de foudre qui va l’en précipiter.

En 1796, Catherine avait soixante-sept ans. Il est malheureux que son médecin, l’Anglais Roggerson, ne nous ait pas laissé, comme Fagon pour Louis XIV, quelques notes qui nous eussent mieux fait comprendre cette nature énergique et passionnée. Les infirmités graves semblent l’avoir épargnée jusqu’alors ; mais l’été de cette année avait été marqué par un grand ébranlement moral : on fut unanime à le rattacher à la catastrophe qu’il précéda de fort peu. Une affaire que l’impératrice avait prise très à cœur venait de lui causer de vifs mécomptes et de cuisantes blessures