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trente-cinq ans, l’époux immolé reviendrait réclamer sa place sur la couche conjugale.

Qu’on se représente les sentimens de la cour, contrainte d’assister à ce dénoûment imprévu du drame où presque tous avaient été acteurs. Les vieillards qui occupaient là les premiers rangs avaient trahi ce maître devant qui on les forçait de s’agenouiller une dernière fois. Parmi les grands, plusieurs n’étaient grands que parce qu’ils avaient touché le prix du sang. Le plus fameux et le plus avéré d’entre ces derniers, le vieil Alexis Orlof, figurait en tête ; pour celui-là, la piété et la colère de Paul imaginèrent un châtiment qui semble emprunté à Eschyle ou à Shakspeare : Orlof fut commandé pour le service de nuit entre ces deux morts, spectres qui avaient à lui parler de tant d’horribles secrets. Le jour des funérailles, on le vit portant la couronne derrière l’empereur à qui il l’avait arrachée. Ce jour-là enfin, la lugubre représentation se termina, au grand soulagement de tout ce monde. On descendit côte à côte les cercueils de Catherine II et de Pierre III dans la cathédrale, pour y dormir éternellement réunis, comme deux tendres époux. Cinquante ans auparavant, la princesse douairière d’Anhalt-Zerbst, racontant dans une lettre le mariage de sa fille Catherine, dépeignait les splendeurs de la noce, l’attitude touchante des jeunes mariés ; après les avoir conduits jusqu’au seuil de la chambre nuptiale, elle écrivait gaîment : « Maintenant laissons-les reposer. » Nous venons d’assister à des scènes bien différentes, à la funèbre parodie de ce jour de noces : rendons à la paix de la mort ces pauvres ombres et disons avec la vieille princesse : « Maintenant laissons-les reposer. » — Le changement de règne est accompli, Catherine est oubliée, le palais a pris la physionomie qui plaît au nouveau maître. Après des événemens et des spectacles si extraordinaires, il n’y aura pas lieu de s’étonner si la raison de ce maître chancelle ; le merveilleux, c’est que les témoins de ces événemens aient pu garder la leur. La raison ! Rostoptchine ne croyait pas qu’elle fût priée à la cour ; ne s’écriait-il pas, ce misanthrope, dans une lettre écrite à son ami durant l’agonie de Catherine, lettre où il retraçait le spectacle du palais : « Ah ! monsieur le comte, que les hommes sont fous ! » — Il les avait beaucoup vus et pratiqués : peut-être devons-nous le croire sur parole.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.