Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/298

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’ouvrage allait paraître. Montmorin avait eu connaissance du manuscrit. Le duc de Lauzun le lui avait apporté et avait ajouté que Mirabeau en ferait le sacrifice si Montmorin voulait en donner le prix offert par le libraire, 300 louis. Le marché accepté, l’argent avait été compté, à cette nouvelle condition que Mirabeau renoncerait à se faire élire en Provence. Cet engagement était-il possible ? Nous ne le discuterons même pas. Mirabeau était parti, s’était présenté à Aix, et le livre avait paru. La femme du libraire, Mme Legay, très liée avec Mirabeau, avait soustrait la copie du manuscrit vendu. La présence à Paris du prince Henri de Prusse, fort maltraité dans l’ouvrage, ajoutait aux embarras du gouvernement. Des poursuites rigoureuses avaient été ordonnées ; on allait jusqu’à parler d’une lettre de cachet. L’abbé de Périgord, après de sanglans reproches, s’était brouillé avec Mirabeau pour ne se raccommoder qu’à son lit de mort. Des lettres presque injurieuses avaient été échangées entre lui et Montmorin, et l’impression était restée vive lorsqu’ils se trouvèrent face à face à l’assemblée constituante.

Par l’entremise du comte de La Marck, des relations s’étaient nouées entre Mirabeau et la cour dès mars 1790. En homme de gouvernement, Mirabeau avait vainement essayé jusqu’à cette heure de se rapprocher des ministres. Préoccupé de la marche des événemens, de la tendance des partis, de l’inanité des mesures employées pour les combattre, il surmonta ses répugnances. Il voulait que Necker et Montmorin lui confiassent leur plan, s’ils en avaient ; il s’engageait à le soutenir, à employer tous ses moyens, toute son influence pour empêcher l’invasion des fausses idées démocratiques. Il s’était adressé à Malouet pour obtenir une conférence. Necker et Mirabeau avaient malheureusement été laissés seuls en présence l’un de l’autre. À cause de l’affaire du manuscrit, Montmorin avait cru ne pas de voir assister à cette première entrevue. On sait comment la raideur de Necker compromit tout et comment le lendemain, à l’assemblée, passant tout rouge de colère, à côté de Malouet, il lui cria en enjambant un gradin : « Votre homme est un sot, il aura de mes nouvelles. »

Mirabeau s’était alors tourné vers La Fayette. Il ne réussit pas mieux. C’était vainement qu’il lui écrivait : a Soyez Richelieu sur la cour, pour la nation, et vous referez la monarchie, en agrandissant et consolidant les libertés publiques ; mais Richelieu avait son capucin Joseph ; ayez donc votre éminence grise ; ou vous vous perdrez en ne nous sauvant pas. Vos grandes qualités ont besoin de mon impulsion ; mon impulsion a besoin de vos grandes qualités. » La Fayette plein de méfiance restait sourd ; on se contentait d’offrir à Mirabeau une ambassade. L’indignation et la colère s’emparaient de lui ; il voyait s’écouler stérilement des heures dont la perte était