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jours, « aux environs de Bénarès, » implique un personnel de gentlemen et de ladies faisant contrepoids ou repoussoir à l’orientalisme du sujet. Dans l’opéra d’Auber, c’était le sémillant Maillepré, représenté par Capoul qui menait la bande ; cette fois, c’est le rêveur Gerald sous les traits de M. Talazac, tous militaires et petits-neveux du sous-lieutenant de la Dame blanche. Il faut toujours peu ou prou que le vieil opéra comique soit de la partie ; quand on ne l’invite pas, il force la porte. Laissons-au régisseur du théâtre le soin d’éliminer ce qui peut nuire ; dès la seconde représentation, le trio des Anglaises en habits de chasse avait disparu. Lakmé, Nilakanlha, la pagode, Vischnou, Brahma, Siva, les lotus, l’eau sacrée, les bambous et la cabane sous les grands mimosas, voilà le charme et l’attrait du spectacle. Sur cette civilisation européenne prosaïque, sur ce poncif d’uniformes ennuyeux, de toilettes et d’ombrelles ébouriffantes, s’enlèvent poétiquement, dans une demi-teinte hiératique modérée, les figures de la jeune fille et du vieux bramine. Tout ce que Lakmé chante vous intéresse, à commencer par le joli petit duo de l’introduction : un amour de rythme ; puis viennent les strophes dont un accompagnement de violons en sourdine souligne la mélancolique langueur : Pourquoi dans des grands bois ? nostalgie d’une âme qui s’ignore, appel de colombe au ramier, suave idylle dont nous aurons au second acte la contrepartie dans la légende de la Fille du paria. Dirai-je que je préfère, et de beaucoup, la thèse à l’antithèse, décidément trop surchargée de fleurs et que l’on trouverait mieux à sa place dans un cahier d’études de staccato ? Mais, que voulez-vous ! un musicien qui veut réussir se doit aux prouesses de sa virtuose alors même que ces prouesses sont des extravagances. Rossini appelait Roméo et Juliette un opéra en trois actes et trois duos d’amour ; l’économie du drame de Lakmé menaçait M. Delibes d’un pareil danger. A chaque acte, les deux amans ont un duo, et chacun de ces duos se compose de deux mélodies, et l’auteur a su n’être pas un seul instant monotone, variant et graduant toujours ses effets, passionnant son jeu : de ses trois pages maîtresses, celle que je préfère, est pourtant le duo du second acte, dont les deux mélodies sont ravissantes. Je n’oserais affirmer que Schubert et Schumann n’aient point-passé par là, et M. Delibes, empruntant des formes nouvelles au lied allemand, ne doit pas encourir plus de reproche que n’en méritait Meyerbeer lorsqu’il s’en fallait au même champ moissonner ces brassées de mélodies dont est jonché le cinquième acte de l’Africaine. Les moindres épisodes sont ingénieux ; rythmes, accompagnemens, détails d’orchestre, tout cela nuancé, fouillé, d’un style très orné, quoique procédant trop par application, mais, en somme, très homogène et très personnel en sa modernité.

On ne rencontre pas tous les jours des gens heureux dans l’histoire