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patrie, où donc est-elle ? réplique le prince avec une ironie froide. — Fondez-la ! reprend Élise, — et, dans un couplet de cantate sur le devoir étroit des grands hommes envers le sol natal, elle s’efforce de l’échauffer pour cette noble idée. Il ne s’échauffe que pour elle seule, il la prend dans ses bras, elle va défaillir, quand tout à coup elle s’arrache de lui, montre le ciel et s’écrie : « J’ai Dieu pour époux ! » Alors, furieux et désespéré, parcourant la scène à grands pas, avec une ironie non plus froide, cette fois, mais terrible, Condé invoque le souvenir et l’exemple du connétable de Bourbon. Soit ! puisqu’il est maudit, il méritera sa destinée, il sera le fléau de la France, et voilà ce que la froideur d’Élise aura fait de lui ! Cependant cette grande colère se fatigue et l’attendrissement y succède, quand Élise agenouillée prend la tête du prince dans ses mains ; elle sent couler des pleurs entre ses doigts : Louis de Bourbon est sauvé ! Elle bénit ces pleurs :


Cette rosée est belle au printemps de vos armes !


Elle bénit ce front incliné ; elle murmure un dernier conseil, une dernière prière, qui sera comme une relique d’elle dans la mémoire du héros. Cependant, au fond du jardin, un pavillon s’éclaire ; la porte s’ouvre, on aperçoit trois ombres sur le seuil : la marquise, Gassion et une carmélite. Quand Louis de Bourbon relève la tête, Élise a disparu, Gassion est debout à sa place. En quatre phrases bien nettes, il communique à son chef l’ordre du jour ; Condé l’accepte et, se redressant :


Allons prendre Fribourg !


Ce cri prophétique achève l’ouvrage. Le don de prophétie n’est-il pas attribué, par une convention naturelle, aux personnages d’à-propos, et n’avais-je pas raison d’avertir, pour commencer, que Mademoiselle du Vigean était une tragédie réduite aux mesures d’un à-propos ?

Assurément ce pouvait être une tragédie historique : nous en retrouvons ici toute la matière. Quelques historiens se récrieront que cette matière est fausse : que le prince de Condé, en 1643, ne s’appelait pas le prince de Condé, mais le duc d’Enghien ; qu’il n’était pas célibataire, mais marié depuis deux ans à Mlle de Brézé ; qu’après Rocroy, il ne revint pas à Paris, mais alla mettre le siège devant Thionville ; qu’entre Rocroy et Fribourg, ces deux victoires qu’on fait jumelles, il y eut quinze mois d’intervalle ; que jamais peut-être Louis de Bourbon ne fut le héros aimable et pur, frère de Marcellus ou de Marceau, que Mlle Simone Arnaud nous présente, mais que, d’autre part, en 1643, il était loin de prévoir « « ces choses » dont Bossuet eût voulu « pouvoir se taire éternellement ; » que Mlle du Vigean ne s’appelait pas Élise, mais bien Marthe ? qu’elle n’entra pas aux Carmélites