Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 58.djvu/651

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et lisait son feuilleton. Après quoi, il s’endormait paisiblement pour recommencer le lendemain. Jamais des pensées étrangères n’avaient traversé son cerveau. Il aimait son frère et sa belle-sœur; mais il ne lui serait point venu à l’idée qu’un drame quelconque pût troubler la vie de ces deux êtres, si unis en apparence. Quand d’aventure, le soir, il ne trouvait pas Micheline au logis, il disait à Jean : « Tiens! ta femme n’est pas là? » Et il jouait aux dominos sans aucune inquiétude, sans voir les sourcils froncés de son frère.

Un beau jour, le drame avait éclaté, à la profonde stupeur de Bernardin. Des mots aigres s’échangeaient entre les deux époux, puis des reproches mutuels, puis des violences. Un dimanche. Bernardin vit son frère dans un état de surexcitation très grand. Le petit boutiquier lui prit le bras, et, d’une voix sourde, haletante : « Je tuerai l’amant de ma femme : elle finira mal. » Bernardin se dit le soir en s’en allant : « Ça se gâte, ça se gâte, » mais sans trop s’étonner pourtant. Il avait déjà lu cela dans les romans de Mme Cottin et les feuilletons de son journal. L’aventure ne lui paraissait point nouvelle. Une femme trompe son mari, le mari veut tuer l’amant de sa femme : c’est dans l’ordre naturel des choses. Tout feuilleton qui se respecte a raconté une histoire pareille. Bernardin regrettait seulement qu’elle arrivât dans sa famille.

Et quand il fallut aider Jean Morel à commettre le crime. Bernardin obéit, comme doit le faire un être peu intelligent, très affectueux, nerveux et fort doux : c’est-à-dire docilement, mais en soupirant au souvenir de sa vie paisible, qu’on troublait pour si peu de chose.

C’est qu’elle était bien finie, la vie paisible! En prison commença pour lui une torture nouvelle. Il apprit ce que c’était que penser. Les romans ne l’amusaient plus ; les drames de feuilletons ne l’intéressaient plus. Son roman, à lui, son drame, à lui, étaient les seules choses qui l’occupassent. A chaque minute, à chaque seconde, il revivait la hideuse tragédie où on l’avait jeté brutalement ; il revivait le crime dans ses moindres détails. Et peu à peu, une pensée étrangère se glissait dans cette âme, jusque-là obscure, de même qu’un rayon de soleil s’infiltre dans une chambre fermée. Avait-il bien eu le droit d’aider son frère? Moralement, était-il coupable, oui ou non? Cette pensée lancinante ne le quittait pas. Il ne dormait plus. Son système nerveux s’affinait, et quelque chose comme de l’intelligence grandissait en ce cerveau malade. Les nuits blanches s’ajoutaient aux nuits blanches; les jours sans fin suivaient les jours. Et c’était le même supplice sans cesse renouvelé du remords naissant dans une âme qui commençait à réfléchir.