mois. Le samedi 1er avril 1882, la veille des Rameaux, vers onze heures du matin, la fermière, qui désirait repeindre sa maison, envoya Esther chercher de la couleur chez l’épicier, à trois kilomètres de la ferme. Elle part, on l’attend, elle ne revient pas. On se met à sa recherche, on ne la trouve pas. Qu’est-elle devenue? Quelques personnes qui l’ont rencontrée assurent que ce jour-là elle paraissait triste, et il est certain que sa vie n’était pas gaie, que sa maîtresse la grondait, la rudoyait. Le bruit courait aussi qu’elle avait fait une faute, qu’elle était grosse, que peut-être s’était-elle jetée dans la Theiss pour se dérober à sa honte et aux reproches de sa mère. Dans le fait, on ne sait rien. Elle seule pourrait dire ce qu’elle est devenue, et elle n’a pas reparu.
Cependant, deux mois et demi plus tard, le 18 juin, des bateliers ou flotteurs qui accompagnaient un train de bois descendu des Carpathes découvrirent à Tisza-Dada, à 20 kilomètres en aval d’Eszlar, le cadavre d’une jeune fille. Il fut retiré de l’eau, exposé, examiné. Tout le monde s’accorda à déclarer qu’il était vêtu comme l’était la pauvre enfant le jour de sa disparition. Venait-on de la retrouver? Les uns disaient oui, les autres non. Six personnes qui l’avaient souvent vue affirmèrent que c’était elle, et l’un des témoins signala à la jambe droite du cadavre ta cicatrice d’un coup de pied qu’Esther deux ans auparavant avait reçu d’une vache. Le lendemain, d’autres témoins choisis par la mère, qui restait incrédule, et par le juge de l’endroit, refusèrent de la reconnaître. Des experts désignés à cet effet s’appliquèrent à démontrer que le cadavre était celui d’une inconnue. Le tribunal en référa à trois professeurs de l’université de Pesth, lesquels après examen s’inscrivirent en faux contre les conclusions de l’expertise et déclarèrent que rien ne s’opposait à ce que le corps trouvé à Dada fût celui d’Esther Solymosi. Mais il y a sur les bords de la Theiss beaucoup de gens qui ont trouvé que cette occasion était excellente pour pendre quelques juifs. Ils ont compté leurs victimes, il leur en faut tant, ils entendent avoir leur compte. Que voulez-vous? C’est leur fantaisie, on aurait mauvaise grâce de ne pas la leur passer.
Ceux qui s’intéressent à l’histoire des religions et qui sont curieux de savoir comment naissent les légendes pourront étudier avec profit l’affaire de Tisza-Eszlar. Ils y verront comment elles se forment progressivement par l’application intrépide de cette méthode a priori qui décide qu’en dépt de l’évidence, telle chose est parce qu’elle doit être. Il y a dans le village d’Eszlar près de dix-neuf familles israélites. Cette petite communauté a sa synagogue, son sacristain et son schächter, ou boucher, qui lui sert aussi de chantre. Dès le soir même de la disparition d’Esther, les commères catholiques et réformées avaient décidé que ces dix-neuf familles devaient être pour quelque chose dans l’événement. Elles raisonnaient comme suit: « Nous avons commerce avec les juifs parce que nous avons besoin d’eux. Nous