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rattacher à une ville et s’insinuer parmi les fables qu’on raconte sur ses origines : c’est ce qui lui assure la plus longue durée. Mais ici, du côté de Rome, il n’y avait rien à faire, la place était prise depuis longtemps. On se rabattit sur Lavinium ; Énée passa pour l’avoir fondée. Il reste à savoir pourquoi cette ville fut choisie de préférence aux autres, et quelle facilité particulière trouva la légende à s’y établir. Une ingénieuse hypothèse de Schwegler permet de s’en rendre bien compte. Lavinium était la cité sainte des Latins. De même que chaque maison, chaque bourg, chaque état avait ses dieux protecteurs qui étaient placés dans un lieu consacré, et auxquels on rendait de grands hommages, les Latins avaient les leurs aussi, qui résidaient à Lavinium. Cette ville était donc, pour la confédération entière, ce qu’était la chapelle des Lares pour la maison d’un citoyen, le temple de Vesta et celui des Pénates pour Rome, c’est-à-dire le centre religieux, la capitale spirituelle de la ligue. De quelques renseignemens que nous donnent les vieux grammairiens, Schwegler conclut, avec assez d’apparence, qu’elle fut spécialement bâtie pour le rôle qu’on lui destinait, et qu’autour de la demeure des Pénates communs la confédération entière envoya un certain nombre de colons, chargés d’honorer les dieux du pays. Elle ressemblait à ces centres improvisés qui se formaient, dans l’Asie-Mineure, auprès des théâtres et des temples où se célébraient les fêtes des villes fédérées[1]. On peut donc dire qu’elle n’avait pas de fondateur particulier, puisque c’était une réunion de cités qui l’avait fondée ; et, comme ces sortes de créations artificielles ne favorisent guère le développement des légendes, il est vraisemblable qu’on n’en racontait pas sur ses origines ; celle d’Énée ne rencontra donc aucune concurrence. Elle avait l’avantage de fournir un passé fabuleux à une ville qui en était dépourvue : pourquoi lui aurait-elle fait un mauvais accueil ? D’ailleurs un héros si sage, si pieux, le fils de Vénus, le favori des dieux de l’Olympe ne convenait-il pas tout à fait à ce rôle de fondateur d’une cité sainte ?

Voilà donc Énée établi enfin à Lavinium et en possession d’avoir fondé la ville ; il n’en restait pas moins parmi les Latins un étranger d’origine, et à ce titre il était difficile qu’il devînt jamais bien populaire dans sa nouvelle patrie. Nous allons voir de quelle façon cet inconvénient, sans s’effacer tout à fait, ce qui était impossible, parvint à s’atténuer dans la suite. On a remarqué qu’en général, chez les peuples jeunes, la mémoire des faits est plus tenace que celle des

  1. En voyant ces villes fondées tout exprès pour être le centre religieux de peuples confédérés, ne peut-on pas songer à Washington, qui doit sa naissance à des raisons analogues ? La politique a fait aux États-Unis ce que faisait la religion dans les confédérations antiques.